JdRP Ambiance : L’araignée de glace
(...) Immobile au milieu d’un piège semblable à un flocon de neige, elle guettait, patiente, les proies imprudentes qui finiraient immanquablement par se prendre dans ses rets. Le reflet d’un rayon de soleil joua quelques instants sur le pelage de la créature, la parant de l’éclat d’un saphir. Un papillon aux ailes multicolores se posa délicatement sur la toile, tenta de repartir, s’englua dans les fils de soie, battit lamentablement des ailes et l’araignée bondit sur lui. « Le jeu de l’amour et de la mort », pensa Sandra en baissant les yeux. L’éternelle rivalité entre les Streghe et les courtisanes. Elle tourna résolument le dos à ce spectacle de cruauté nue, s’installa délicatement face à sa coiffeuse, puis ôta lentement le long voile de dentelle noire qui recouvrait son visage, libéra ses lourdes boucles couleur de miel et plongea ses yeux mordorés dans ceux de son reflet. Les paroles sèches de sa mère lui revinrent en mémoire. (...)
Il mourut peu de temps après la naissance de la seconde, d’une maladie aussi étrange que virulente et laissa la comtessa seule bénéficiaire de ses terres et de ses biens. Un frisson glacé remonta dans l’échine de la jeune femme. (...)
Un coup léger frappé à sa porte lui apprit qu’elle ne tarderait pas à le savoir. « Entrez ! » Sa jeune soeur, Léa, pénétra timidement dans la pièce. Ses joues ordinairement pâles étaient teintées de rose et ses yeux clairs brillaient légèrement. (...)
Une expression d’envie passa fugitivement sur ses traits. « Je vois. J’en déduis, à votre ton, qu’il vous semble agréable et charmant. - Flavio est… » Rouge de honte et de confusion, elle s’interrompit et porta la main à ses lèvres. « Pardonnez-moi, Sandra, je… je suis désolée. » Imperturbable, Sandra désigna sa chevelure à la senzavista. Léa se mordit les lèvres, s’empara d’un peigne d’ivoire et commença à arranger la coiffure de la Lachesis. « Vous n’avez pas toujours été ma servante, Léa. Je me souviens d’un temps où nous étions amies. D’un temps – pas si lointain que cela – où une enfant de huit ans se jeta devant son aînée et reçut à sa place le poignard qui lui était destiné. Il me semble que de tels actes de courage ne doivent pas être oubliés. Notre éducation nous sépare, ma chère Léa. Et d’autres choses, encore, dont celle qui nous a donné le jour est responsable. » L’adolescente interrompit son mouvement. « Continuez, Léa. Je ne tiens pas à les faire trop attendre… » Elle ferma quelques instants les yeux puis reprit : « Il est difficile de correspondre avec quelqu’un lorsque l’on ne sait ni lire, ni écrire, n’est-ce pas ? Difficile de confier ses chagrins et ses doutes à quiconque lorsque l’on est traitée en esclave par sa propre mère – ou que l’on apprend à se méfier de son ombre dans une pension qui a tout d’une prison ? Ah… je vois que vous en avez terminé. » Sandra posa son voile sur son crâne. Il descendait jusqu’au bas de sa poitrine et ne laissait deviner que l’éclat de ses yeux et le carmin de ses lèvres. « Je ne vous ai pas encore remerciée, il me semble. Venez me retrouver cette nuit dans la chapelle. Nous parlerons. » Sur ces paroles, la Strega se leva, quitta ses appartements et descendit lentement le grand escalier de marbre sculpté qui menait jusqu’au hall d’entrée du palazzo. (...)
Assise sur une haute chaise de bois sculpté, sa mère lui tournait le dos. A ses côtés, se tenaient sa dame de compagnie et son sénéchal, un petit être sec et désagréable. Sandra fixa un court instant la nuque étroite, surmontée d’un chignon sévère celle qui croyait encore avoir tout pouvoir sur sa destinée, puis tourna son regard vers les trois personnes qui lui faisaient face. Au centre se tenait un homme d’une cinquantaine d’années, encore svelte et musclé, vêtu de riches étoffes ocres et brunes. (...)
Un peu en retrait, sur sa gauche, se trouvait son garde du corps, qui demeurait d’une rigidité de fer mais était attentif au moindre mouvement. A sa droite, enfin, était assis celui qui devait répondre au nom de Flavio. Il fut le premier à remarquer sa présence et leva les yeux vers elle - des yeux noirs, à l’éclat incroyablement intense, qui ne semblaient éprouver nulle appréhension à son encontre. (...)
Il lui sembla qu’il parvenait à deviner ses traits derrière la cascade de dentelles noires et elle ne put réprimer un mouvement de recul. Un léger sourire joua un instant sur les lèvres du jeune homme, puis se dissipa au moment où la Clotho se tournait vers sa fille. « Ah ! Vous voici enfin, Sandra ! Vous avez tardé. - Pardonnez-moi, mère. » Elle s’installa de l’autre côté de la table basse, croisa les mains sur ses genoux et attendit. (...)
Une domestique vint peu de temps après, portant sur un plateau d’argent une coupe de fruits frais et une carafe d’eau claire. Elle servit la jeune fille puis se retira sans un bruit. Sandra se concentra quelques instants sur le contenu transparent du verre de cristal, cherchant discrètement à percer l’Arcane qui guidait la destinée de ce fiancé qu’elle voyait pour la première fois. Des nuages orageux, une lourde pression moite comprimant ses poumons… Une sorte de malaise. (...)
Et aucune force, aucune faiblesse discernable dans ce chaos. Tentant de dissimuler son trouble, elle chercha son nécessaire de couture et surprit le regard de sa mère. Un regard qu’elle devinait, derrière le voile, froid, calculateur et satisfait. Un regard qui signifiait : « Vous m’avez dépassée en sorcellerie, mais jamais ne le pourrez en puissance politique. Vous n’aurez ni amour, car vous ne connaissez pas les arts des courtisanes, ni pouvoir parce que vous ne pourrez jamais agir à l’encontre de votre époux. » Elle essaya de se concentrer sur son travail de broderie – d’ordinaire, cela lui occupait les mains tout en lui laissant le loisir de réfléchir – mais en vain. Elle sentait les prunelles sombres de Flavio qui parvenaient à lire en elle comme dans un livre, cela, elle en était sûre et avait l’impression que son coeur cognait de plus en plus fort dans sa poitrine. Elle était troublée, elle avait peur, elle tremblait. (...)
« Avez vous eu l’occasion d’écouter la Rosetta de Corradin, à l’opéra de la Felicita, mademoiselle ? » demanda le jeune homme. Sa voix basse, grave et douce, était semblable à la caresse d’un chat. Sandra releva la tête, croisa une fois de plus son regard et s’apprêtait à répondre lorsque sa mère l’interrompit : « Sandra ne va pas dans le monde. A son âge, les jeunes filles sont bien trop influençables, je pense, pour qu’il soit sain de les montrer partout. Après le mariage, bien sûr, c’est différent. (...)
Elles ont des responsabilités et guère de temps pour batifoler. - Oui, bien sûr » répliqua le père de Flavio avec un sourire suave. « Et vous avez raison, madame. - Eh bien, notre affaire est conclue, alors ? (...)
Un mois me paraît suffisant pour préparer ce mariage. » conclut-il en prenant congé. Pendant que son père et la Strega finissaient leur discussion, tout en se dirigeant vers les jardins du palazzo, le jeune homme s’arrangea pour rester quelques minutes, seul, avec Sandra. La jeune femme n’avait pas bougé de son fauteuil, aussi froide et immobile qu’une statue. « J’imagine que vous n’êtes pas autorisée à porter des bijoux » dit-il tranquillement. (...)
» Il lui tendit une petite araignée sculptée dans un cristal bleu glacier. « Une sorte de gage de bonne volonté ? - Un gage de bonne volonté ? » reprit Sandra en prenant le présent avec un demi sourire. « Mais je ne puis vous offrir de bénédiction en échange. (...)
« Monsieur… Monsieur votre père vous attend. » Il fronça les sourcils, exécuta une profonde révérence et quitta le salon. Sandra eut un soupir de soulagement. Puis elle se tourna vers la servante : « Vous préviendrez la comtessa qu’à partir de ce soir, et ce, jusqu’au jour de mes noces, je dînerai seule, dans mes appartements. » Sur ces paroles, elle se leva et regagna sa chambre. (...)
Assise sur un banc de prière, vêtue d’une chemise de nuie de coton pâle et ses cheveux noués en une simple queue de cheval, Sandra attendait, les mains croisés sous son menton. Sa petite araignée bleue s’était nichée dans le creux de son cou et se tenait parfaitement immobile, joyau couleur d’azur sur une peau de nacre. Enfin, la porte grinça et une silhouette féminine se glissa furtivement dans le petit édifice. La Lachesis tourna la tête vers sa cadette et la salua d’un sourire ténu. « La nuit est belle, n’est-ce pas ma soeur ? (...)
- Euh… Oui, sans doute… » répondit la senzavista d’un ton hésitant. « Venez vous asseoir auprès de moi, Léa. N’ayez crainte, je n’ai nullement l’intention de vous nuire. » L’adolescente vint s’installer timidement auprès d’elle. Sandra observa quelques instants son visage doux, ses grands yeux verts et ses lèvres pleines – des traits assez proches des siens – et poursuivit : « J’ai fait la connaissance de Flavio, cet après-midi. - Et ? » l’interrogea avidement sa cadette. « J’aimerais comprendre ce qui l’a rendu si désirable à vos yeux. (...)
J’aimerais savoir comment vous l’avez rencontré, si vous lui avez déjà adressé la parole… » Tout en parlant, Sandra se concentrait. « Je ne me mettrai pas en travers de votre route, Sandra. Je ne suis qu’une… - Senzavista ? » coupa la jeune Strega d’un ton impatient. « Je vous le répète, ma soeur, je n’ai pas l’intention de vous nuire. Je vous demande simplement de me parler de Flavio. » Léa inspira longuement, cherchant ses mots et un peu de courage, puis se lança : « La première fois que je l’ai vu, c’était près de la piazza della Ca d’Oro, il y a quelques semaines. Je revenais du marché, en compagnie de Rosetta… J’ai d’abord entendu son rire. (...)
« Un son chaleureux, profond… J’ai senti un frisson traverser mon échine et je me suis retournée. Il était là, à quelques pas seulement, en compagnie de deux autres personnes. Son regard… Son regard avait l’éclat d’un joyau. » Une silhouette se dessinait, montée sur un destrier couleur cobalt. « Il a croisé mes yeux, m’a souri. (...)
Je n’ai pu m’empêcher de chercher à savoir qui était ce jeune homme et, en me renseignant, j’ai appris qu’il s’agissait de Flavio Rienzi de Medico, dont la famille est connue dans toute la principauté pour la beauté de ses oeuvres en verre soufflé. On disait Flavio généreux et honorable, fin bretteur et beau parleur… » Le filament tournoyait sur lui-même, devenant de plus en plus épais, sa couleur de plus en plus intense. (...)
« L’un des meilleurs partis du moment. On disait aussi qu’il était fiancé, mais également très populaire auprès des courtisanes… Je l’ai revu une seconde fois, alors que je passais sur un pont. Ce jour là, il était au bras de l’une d’entre elles, masquée de perles et de plumes et entouré de plusieurs compagnons. (...)
J’aurais tant aimé être à la place de cette femme ! La troisième fois, c’était aujourd’hui, mais je n’ai cessé de penser à lui, de… » Sandra vit également deux autres fils de soie bleutée partir de l’adolescente, l’un, qui exprimait la crainte et la jalousie, était tourné vers elle, l’autre, duquel émanait une haine profonde et une peur irraisonnée, se perdait du côté du palazzo. « Je pense que cela suffira. » dit enfin Sandra d’une voix calme. « Comme je vous l’ai fait remarquer ce matin, j’ai une dette envers vous, Léa. Je vous dois la vie. Pensez-vous que vous feriez une bonne épouse, pour Flavio ? - Oh, oui ! Je saurais… Mais… Mais c’est impossible ! Vous lui êtes promise. Pas moi. Au mieux, je puis espérer être sa vedova mais… - Mais il ne connaît pas mon visage. » fit remarquer Sandra. « Je ne suis pas une Strega ! » s’exclama l’adolescente. « Je ne connais rien à vos pratiques, je n’ai aucune instruction et… - Vous savez parfaitement jouer la comédie, Léa. Ce que j’ai appris de vous aujourd’hui montre que sous des dehors de jouvencelle sage et effacée, vous dissimulez un esprit et un coeur passionnés. A présent, réfléchissez bien car je ne ferai pas deux fois cette proposition : voulez-vous prendre ma place et devenir la femme de Flavio Rienzi de Medico ? » Léa ferma les yeux, serra les poings contre ses lèvres et répondit enfin, avec feu : « Oui ! Oui, de toute mon âme, oui ! - Très bien. Flavio et vous serez donc unis dans un mois. Mais j’y mets cependant plusieurs conditions. Ne prenez pas cette mine apeurée, ma soeur. (...)
- La quatrième est de ne jamais rien regretter. Si vous acceptez sans réserves ce que je vous demande, Flavio sera à vous et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider. Alors ? » Pour toute réponse, Léa se jeta dans ses bras et l’étreignit de toutes ses forces. Dans un brouillard de larmes, Sandra vit le filament qui les liait se renforcer d’une confiance retrouvée et celui qui était née en elle pour le jeune marchand se perdre dans les méandres de la douleur. Iolanda de Chiarisa, comtessa de Brunelli exultait. Encore quelques heures et elle serait à tout jamais débarrassée de sa fille honnie. Encore quelques heures et le destin de la Strega serait à jamais scellé. Condamnée à vivre aux côtés d’un homme qu’elle aimerait éperdument et sur lequel elle n’aurait jamais aucun pouvoir, Sandra passerait le restant de ses jours, enfermée derrière les murs d’un palazzo, à porter les enfants d’un époux tout-puissant et élever ceux que ses maîtresses lui auraient donné. Car, elle n’en doutait pas, Flavio avait et aurait des maîtresses – peut-être même prendrait-il Léa comme vedova, ce qui lui ôterait une dernière épine – celle de la honte – du pied. Tout était parfait, admirablement planifié par ses soins. Connais tes ennemis. Elle connaissait très bien Sandra – après tout, il s’agissait de sa propre fille – et il ne lui avait fallu qu’un bref moment de concentration pour confirmer ce qu’elle ne pouvait que prévoir – qu’elle tomberait immédiatement amoureuse du beau Flavio. Un sourire cruel joua un court instant sur ses lèvres minces. C’était une belle vengeance. Si quelqu’un avait osé lui demander pourquoi, elle se serait fait un plaisir de lui expliquer – peut-être même lui aurait-elle épargné son courroux, car cela l’aurait soulagée d’un poids et lui aurait permis de dévoiler au monde son génie. Elle, Iolanda de Chiarisa, simple demi-sang, avait réussi à soumettre une Lachesis et lui imposer sa loi ! Et avant cela, elle avait manoeuvré avec suffisamment de subtilité pour se retrouver seule à la tête d’une petite fortune, élever deux enfants dans la plus pure tradition vaticine et assouvir sa colère sans que nul ne puisse s’en douter. Sandra. Cette petite peste qui osait rejeter ses conseils, défier son autorité et mettre en doute sa bonne foi – cette petite peste qui, par elle ne savait quel tour du destin, osait posséder pleinement la magie Sorte – bientôt, ne serait plus qu’un mauvais souvenir. (...)
Elle descendit donc majestueusement l’escalier de marbre qui menait dans la grande salle de sa demeure, s’arrêta à plusieurs reprises pour reprendre son souffle et, après avoir salué quelques invités, sortit dans les jardins, afin de se recueillir – ainsi que le devait une noble dame – auprès de Théus. Sandra était déjà là, agenouillée face à une statue du Prophète, en prières. Iolanda s’approcha de sa fille. Sa vue se brouilla quelques instants, mais la comtessa se reprit rapidement, s’appuyant sur le bénitier. Machinalement, elle se concentra et tenta de lire les filaments de la jeune femme. Léa. Il s’agissait de Léa. Pas la moindre trace de magie en elle, une joie naïve, pleine d’espérance. La mâchoire crispée de rage, la Clotho rejoignit l’adolescente d’un pas décidé et lui arracha son voile. (...)
» La jeune senzavista porta les mains à son visage et recula, effrayée. « Où est votre soeur ? - Mère… je… je peux tout vous expliquer… je… » bredouilla Léa, désespérée. Elle recula encore de quelques pas, se retrouva acculée contre le mur de pierres brutes. La sorcière avança vers elle, menaçante. - « Léa… Léa… Léa… » chuchota-t-elle en tendant ses mains vers elle. « Si j’étais vous, mère, je ne ferais pas ça. » La Strega fit volte-face. Sandra se tenait juste derrière elle, entièrement drapée dans des voiles de dentelle couleur de nuit. On ne distinguait de ses traits que des ombres mouvantes, qui semblaient être faites de l’essence même des ténèbres. Entre ses doigts gantés, elle tenait un carré de tissu noir brodé de vert, de rouge, de bleu et de jaune. La Lachesis eut un geste léger et Iolanda sentit quelque chose s’affaisser en elle. « Ceci est votre vie. » murmura Sandra en montrant son oeuvre. - Vous mentez ! Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous n’êtes pas assez puissante ! (...)
» Elle découvrit lentement son visage et sa gorge. Ses yeux était injectés, profondément cernés. Ses joues étaient creuses, ses lèvres exsangues. Et le plus effroyable étaient les griffures profondes qui entaillaient sa peau – comme si une dizaine de chats s’étaient battus avec elle. Léa ne put retenir un cri de terreur. Sa mère chancela. « Je suis heureuse de constater que malgré votre faible compréhension de la magie, mère, vous savez quand même reconnaître les brûlures de la destinée et comprendre ce qu’elles signifient. (...)
Un mois – c’est le temps qu’il m’a fallu pour lier les filaments de votre existence à ceci. - Très bien. » La voix de la Strega était aussi tranchante qu’une lame. « En admettant que votre tapisserie contienne réellement ma destinée, que voulez-vous de moi ? - Un serment. Et des aveux. - Vous êtes bien exigeante, Sandra. - Et vous n’avez pas le choix. Avouez que vous avez fait assassiner notre père. Avouez que, lorsque vous avez compris que je possédais pleinement la magie, vous avez tenté de me tuer. Avouez que vous n’avez eu de cesse de briser ma vie – ainsi que celle de Léa – à défaut de pouvoir la contrôler. Avouez que ce mariage n’a d’autre dessein que de me voir souffrir et d’humilier un peu plus ma soeur. Avouez tout cela, jurez de ne pas compromettre les noces de Léa et de Flavio et je vous rendrai ceci. » Un sourire malveillant s’inscrivit sur les traits de la comtessa. Sa fille aînée était faible, sans défense et, quant à la cadette, la terreur lui avait ôté le peu d’astuce qu’elle possédait. « Saviez-vous, Léa, que votre soeur aime votre futur mari ? Saviez-vous qu’elle refuse de l’épouser parce qu’il ne pourra jamais devenir son jouet ? - Taisez-vous ! » gronda Sandra. Sa mère se jeta sur elle, afin de la renverser. Sandra serra le mouchoir entre ses mains ; la femme recula, prise d’un violent étourdissement puis repartit à l’attaque, essayant de lui arracher le morceau de tissu et elles perdirent toutes deux l’équilibre, heurtant violemment un banc d’église au passage. La Clotho se releva rapidement, tira des plis de sa robe un poignard effilé et se précipita sur sa fille. Elles roulèrent à nouveau l’une sur l’autre, la jeune Lachesis parant comme elle pouvait les assauts de la Strega, puis, soudain, la lame de la dague déchira le linge brodé. Le temps s’arrêta autour des deux femmes, la comtessa regardant avec horreur ce qu’elle venait de faire, puis elle commença à suffoquer. Sa vue se brouilla. Elle vit Sandra se relever, reculer de quelques pas, entendit des sifflements fendre l’air et sentit des langues de fouet brûlantes déchirer sa peau et l’entraîner avec elles dans les abysses… « C’est fini. » constata la Lachesis. « Elle est morte. » Calmement, elle rajusta sa tenue, traîna le cadavre ensanglanté de la sorcière jusqu’au caveau familial, ferma la porte et remonta les escaliers qui la menaient jusqu’à sa cadette. Celle-ci n’avait pas bougé. Ses lèvres tremblaient. Elle eut un geste de recul en voyant Sandra, puis reprit courage et s’avança au devant d’elle. « Que… que lui avez-vous fait ? » bredouilla-t-elle dans un souffle. « Et… que vous est-il arrivé ? - La destinée, Léa. » répondit la jeune femme d’un ton las. « Reprenez-vous, à présent. Et rajustez votre voile. Je remplacerai la comtessa durant la cérémonie et dans les quelques jours qui suivront. Après, je disparaîtrai de votre existence… Ce sera, disons, mon cadeau de mariage. » Sur ces mots, la Strega tourna les talons et alla rejoindre les invités. Medico – 1667. « Saviez-vous que votre soeur aime votre futur mari ? (...)
Saviez-vous qu’elle refuse de l’épouser parce qu’il ne pourra jamais devenir son jouet ? » Jours et nuits, ces paroles hantaient Léa, la rongeaient, la rendaient folle. Sa soeur, sa soeur qui lui avait promis de l’aider… Se pouvait-il qu’elle l’ait ainsi trahie ? (...)
Comme une somnambule, elle se dirigea vers la chambre d’enfant. La nourrice était là, essayant tant bien que mal de calmer le bébé. Elle jeta un regard en coin à la femme voilée de noir. « Il fait ses dents, madame. Ce n’est pas grave, bien que douloureux. (...)
Pourtant, il s’agissait de son fils – de l’enfant qu’elle avait porté en elle durant neuf mois. « Vous devez bien rire de moi, à présent, ma soeur. » murmura-t-elle d’un ton amer. Sandra avait exigé qu’elle lui fasse confiance, quoi qu’elle puisse faire. Comme elle avait été naïve ! Elle aurait dû s’en douter, lorsque, deux soirs après leur nuit de noces, Flavio lui avait parlé d’une broche en cristal… Elle avait bredouillé de vagues excuses, sa mère la lui aurait confisquée... Jamais Sandra ne lui avait parlé de cela. Cela ne constituait pas la preuve même de sa duplicité ? La porte d’entrée claqua et des pas se firent entendre, accompagnés d’un doux rire de gorge. (...)
Autant de choses auxquelles elle n’entendait rien. Ne voulait rien entendre. Plusieurs timbres masculins et peut-être les voix de deux ou trois courtisanes. « …voulez-vous prendre ma place et devenir la femme de Flavio Rienzi de Medico ?… Oui ! Oui, de toute mon âme, oui ! » Ces mots, elles les avait prononcés avec tant de ferveur, de passion ! Il lui laissaient un goût de cendres dans la bouche. Flavio. Elle avait vraiment été heureuse, les premières semaines de leur mariage. Il était attentionné, doux… Elle pouvait l’écouter parler durant des heures, se laisser enivrer par le goût de ses baisers… Elle n’aspirait qu’à le rendre heureux, devenir la mère de ses enfants. (...)
Il s’était étonné, à plusieurs reprises, de la voir si peu mondaine, préférant la compagnie de simples vedove à celle des Streghe, puis, devant son mutisme, avait haussé les épaules et avait oublié le sujet. Léa vivait dans la crainte d’être découverte. Sa grossesse lui avait permis de s’isoler un peu plus, mais avait achevé de brisé le lien qui existait entre Flavio et elle. Effet pervers de la magie Sorte, peut-être, de l’avoir rendue irrésistible les premiers temps ? La chute n’en était que plus atroce. Et puis il y avait – comme ce soir – les courtisanes. Elle les haïssait de tout son coeur, de toute son âme – presque autant, en ce jour, qu’elle haïssait Sandra. Combien de fois s’étaient-ils querellés à ce propos ? Hier, cela avait été pire que jamais. Il lui avait clairement fait comprendre qu’il s’agissait d’un mariage arrangé, qu’il lui laissait suffisamment de liberté pour qu’elle puisse avoir la vie qu’elle désirait sans mettre leur réputation en péril – chose infiniment rare en Vodacce – pour ne pas être contraint de subir ses perpétuelles récriminations. (...)
» La servante s’inclina, mit l’enfant dans les bras de la jeune femme et sortit, après lui avoir lancé un regard de pitié. Léa berça l’enfant quelques temps, mêlant ses propres larmes aux siennes, puis le plaça dans son berceau, saisit un oreiller et commença à appuyer. Altamira – 1668. (...)
« Signor Falisci, c’est un plaisir de vous accueillir dans ma modeste boutique. En quoi puis-je vous être d’une quelconque utilité ? - Je suis Flavio Rienzi, comte de Brunelli. Votre épicerie, cher Giaccomo, est fameuse dans toute la ville. - Croyez bien que les vins de votre province natale y contribuent beaucoup. (...)
Mais, très cher ami, je ne suis pas ici pour le seul plaisir de humer les délicates effluves qui émanent de ces lieux. » Il jeta un regard autour de lui. « Y a-t-il un endroit où vous et moi pourrions nous entretenir sans risquer d’être interrompus ? (...)
Giaccomo désigna un fauteuil à son hôte impromptu, leur servit à tous deux un verre de vin et s’installa face à lui. « J’aimerais savoir, » commença tranquillement Flavio, après avoir pris le temps d’apprécier le breuvage à la robe pourpre et épaisse avec un oeil de connaisseur, « quelle est votre opinion au sujet des préceptes de l’Eglise - en Vodacce. (...)
- La condition des femmes est très différente, ici. Mais il est vrai que la sorcellerie y est une hérésie. » Il plissa les yeux quelques instants. « Disons que les Streghe ont un pouvoir colossal et pourraient devenir extrêmement dangereuses si elles n’étaient pas… bridées. (...)
C’est le prix à payer en échange de leur sorcellerie. - Exact. Vous serez donc d’accord avec moi pour dire qu’une Strega qui tenterait de transgresser ces règles pourrait s’avérer aussi mortelle qu’une bête enragée. (...)
Car c’était bien de cela, il en était certain, qu’il s’agissait. « Je suis à la recherche de l’une de ces femmes. Avant de quitter Medico, elle s’appelait Sandra de Brunelli. Mais je ne sais quel nom elle a pris, depuis son départ. - Votre soeur ? - Ma promise. (...)
- Oh… Je suis honoré que vous preniez la peine de vous adresser à moi, néanmoins, je ne vois pas comment je puis vous aider. » Flavio fit un signe au spadassin. Celui-ci tira de sa veste un petit tube de métal, dont il tira un rouleau de toile, qu’il déroula. Il s’agissait du portrait d’une jeune fille à la chevelure et aux yeux mordorés, aux lèvres pleines et à la peau de nacre. Elle avait peut-être dix-huit ou dix-neuf ans, mais son air sérieux la faisait paraître plus âgée. (...)
Il ressemblait beaucoup à celui de l’une des serveuses d’une petite taverne sur les docks, une fille que les clients surnommaient « la Araña de hielo », l’araignée de glace, d’abord parce qu’elle portait toujours sur elle une broche de cristal représentant le petit arachnide, mais également parce qu’elle affichait en toutes circonstances une politesse glaciale, qui arrêtait même les hommes les plus entreprenants. Il pesa quelques instants le pour et le contre. Il y avait plusieurs solutions : soit il se taisait et mettait en péril l’âme de Castille, soit il révélait ce qu’il savait et s’arrangeait pour qu’El Vago la tire des griffes des chasseurs, soit il la faisait prévenir au plus tôt et parlait après. « Je crois, cher comte, » finit-il par murmurer avec un sourire matois, « que j’ai déjà vu cette Strega. Car il s’agit d’une Strega, j’imagine. Mais je ne sais pas où, exactement. Je suis tout prêt à vous aider, après tout, il s’agit d’une hérétique… Nous pourrions prévenir la garde vaticine… - Inutile. Ce sont des affaires privées. » l’interrompit Flavio. « Je vous laisse jusqu’à ce soir pour retrouver la mémoire. Si vous vous montrez coopératif, je pourrai même faire en sorte de vous fournir quelques objets en verre taillé ainsi que des ouvertures intéressantes sur les produits de nos terres. (...)
Il me déplairait d’être contrainte de verser le sang en ces lieux. Alors lâchez-moi et partez. » Ils s’affrontèrent quelques instants du regard ; l’homme finit par baisser les yeux, desserra son étreinte et quitta l’auberge en lui lançant un coup d’oeil mauvais. Un coup d’oeil qui signifiait, nota l’étranger vêtu de noir, installé à une table près de la porte, qu’elle n’allait pas s’en tirer à si bon compte. (...)
Celui-ci se rendit dans une autre taverne – un véritable coupe-gorge et s’attabla en compagnie de trois ou quatre autres individus à la mine peu recommandable ; au bout de quelques minutes, il tira une petite bourse de sa ceinture et baissa la voix. « Malheureusement pour toi, je sais lire sur les lèvres » ironisa mentalement le spadassin. Il attendit encore quelques minutes et quitta les lieux. Son employeur allait être content. (...)
Ce n’était pas tant la peur d’être malmenée qui l’effrayait, mais bien plutôt celle de perdre le contrôle de ses émotions et d’utiliser ses pouvoirs de Strega contre lui, révélant à tous ce qu’elle était vraiment. Elle usait de magie Sorte le moins possible, à la fois parce qu’elle craignait de se trahir et parce que, bien que près deux années se soient écoulées depuis sont départ de Vodacce, elle était encore traumatisée par les brûlures de la destinée. Elle ne regrettait rien. Parfois bien sûr, elle songeait à Flavio, se demandait quelle existence elle aurait eu si elle l’avait épousé, mais chassait bien vite ces images de son esprit. (...)
Elle espérait simplement que sa petite soeur, de son côté, était heureuse de leur arrangement. Elle avait redouté, les mois qui avaient suivi son départ, que Léa ne parvienne pas à tenir son rôle et ne les trahisse, mais tel n’avait vraisemblablement pas été le cas – aucun chasseur ne s’était lancé sur ses traces… Elle était à quelques rues de chez elle, lorsqu’un léger bruit de respiration attira son attention. (...)
Prudente, elle tira sa rapière de son fourreau et fit quelques pas circonspects. Cinq individus sortirent des ombres et l’entourèrent. La pâle lueur de la lune éclaira quelques instants leurs traits – elle reconnut Hernando parmi eux. « J’t’avais bien dit que tu ne t’en tirerais pas comm’ ça, chica ! (...)
« Essayez quand même de pas trop m’l’amocher, » chuinta Hernando. « Il en faut pour tout l’monde, après tout ! » La Strega n’avait pas assez de temps pour se concentrer sur les filaments de ses assaillants. Elle allait devoir se fier à ses seules capacités de bretteuse et aux conseils de son maître d’armes. (...)
Alors qu’elle scrutait la pénombre, dans l’espoir d’identifier son interlocuteur, l’un des bretteurs dévoila une lanterne, éclairant brutalement leurs visages. « Bonsoir, Sandra. » commença tranquillement Flavio en s’approchant d’elle. « Drôle d’endroit pour une Strega, non ? » Sandra recula contre la paroi de pierre, le souffle court. Une vague de peur la submergea, puis elle recouvra peu à peu ses esprits. « Flavio. C’est… surprenant de vous trouver ici. Un heureux hasard… - Heureux, je ne sais. » coupa le vodacci. (...)
Il m’aurait déplu que ma fiancée légitime, en plus d’être hérétique, soit déshonorée. - Je ne suis pas une hérétique ! - Ici, en Castille, vous l’êtes parce que vous êtes une Strega. Et chez nous, vous l’êtes parce que vous vous êtes enfuie. - Co… comment m’avez-vous retrouvée ? Comment avez vous su ? » bredouilla la Lachesis. « Nous aurons tout le temps d’en discuter plus tard. En attendant, mettez ceci » ordonna-t-il en lui tendant sa cape. (...)
Les quatre gardes du corps l’encadrèrent et tous se mirent en route, dans les rues désertes d’Altamira, en direction d’ El abanico rojo, l’hostellerie où logeait le comte de Brunelli. Flavio avait ordonné qu’on leur fasse servir un repas dans sa suite et qu’on leur apporte un baquet d’eau chaude. (...)
La jeune femme s’était lavée à l’abri d’un paravent et avait enfilé l’une des chemises de son « fiancé ». Elle était assise en face de lui et le dévisageait sans rien dire, les lèvres serrées, ses grands yeux voilés par un mélange de peur et de tristesse. Une longue cicatrice courait le long d’une de ses tempes, des dizaines d’autres, presque imperceptibles, recouvraient sa gorge et ses membres. (...)
« Je suis assez curieux de connaître les raisons qui vous ont poussée à trahir vos engagements, à fuir votre pays et à ruiner ma vie. - Ruiner votre vie ? Je ne comprends pas… - Je croyais avoir épousé une Strega. Je menais une existence relativement tranquille. Et j’avais un fils. En une nuit, j’ai perdu mon petit garçon, ma femme a révélé, devant un parterre estomaqué de gentilshommes et de courtisanes, qu’elle n’était qu’une senzavista et m’avait berné depuis le début – sous votre influence, bien entendu – et s’est plongé une dague dans le coeur après avoir craché tout son venin et tué son propre fils - Mais pourquoi ? Pourquoi ? » Sandra se leva, se rendit à la fenêtre, sous le regard attentif de l’un des hommes de Flavio. Elle inspira longuement et se retourna. Ses yeux étaient secs, ne reflétant qu’une rage soudaine. « Qu’avez-vous fait à ma soeur pour qu’elle trahisse un serment sacré ? (...)
Elle m’a parlé d’une conspiration, de la malveillance d’une sorcière avide de puissance, d’une meurtrière et de la promesse arrachée à une enfant trop naïve, mais assurément pas d’un « serment sacré ». » cracha Flavio. « Elle m’a dit que vous étiez comme votre mère, que vous l’aviez poussée dans mes bras parce qu’il vous serait impossible de me contrôler. Parce que vous aimez par dessus tout le pouvoir et influencer les destinées. - Assez ! » La Lachesis était livide. Néanmoins, le comte poursuivit d’un ton froid : « Je suis descendu dans le caveau de votre famille et j’ai trouvé la preuve qu’elle disait vrai. (...)
De cela au moins, je suis sûr. - Ma mère… Une Effilochée ? Par Théus ! J’aurais dû m’y attendre et brûler son cadavre… » Sandra se mordit les lèvres. « Il n’est pas étonnant, alors, que Léa soit devenue folle. » Comme il haussait les sourcils d’un air interrogateur, elle précisa : « Les Effilochées sont celles d’entre-nous qui ont trop joué avec le destin. Elles meurent, lacérées par les filaments de la destinée et reviennent hanter – ou détruire – ceux qu’elles ont connu de leur vivant. C’est rare, mais cela arrive. Et leurs actes peuvent être aussi insidieux que brutaux. Léa ne se plaignait-elle pas d’entendre des voix ? - Non. Elle était maladivement jalouse et refusait de sortir. (...)
Elle passait des heures enfermée dans sa chambre, ne sortant que pour se plaindre de mes absences et pleurer. - Les courtisanes ? - Les courtisanes, mais aussi toutes les personnes que je fréquentais, puis notre fils. Elle reprochait au monde entier de lui voler mon amour, de briser sa vie. (...)
- Maintenant, je veux entendre la vérité de votre bouche. Et je veux que justice soit faite. Je veux qu’on me rende ma vie. » Sandra se rassit et croisa son regard. Les prunelles de Flavio luisaient d’un éclat glacé. Une peur sourde s’immisça en elle, elle frissonna et détourna les yeux. « Ce qui a été tissé, je ne puis le défaire. » dit-elle enfin. « Et de votre destinée je ne suis et ne peux être maîtresse. » Elle se tut quelques instants, pressant instinctivement l’araignée de cristal contre son coeur. « Iolanda de Chiarisa était une Strega demi-sang, dévorée par une inextinguible soif de pouvoir. Elle accepta d’épouser un comte parent des Falisci – un homme d’un certain âge déjà, alors qu’il y avait d’autres partis – et s’arrangea pour le faire disparaître, peu après la naissance de sa fille cadette, Léa. La fortune et le titre ne lui suffisaient pas, elle voulait toujours plus. Elle décida de faire de ses filles de parfaites marionnettes, qui lui permettraient de s’élever jusqu’aux nues et d’acquérir encore plus de puissance. (...)
Seulement, elle s’aperçut que l’aînée avait hérité pleinement de la magie Sorte alors que la cadette n’avait pas une once de sorcellerie dans ses veines. - Et vous allez me faire croire qu’elle était jalouse de vous ? » coupa Flavio avec cynisme. « Les capacités des Streghe permettent de voir les liens entre les personnes. Et de comprendre beaucoup de choses. Elle tenta de me faire assassiner alors que j’avais à peine dix ans. C’est Léa qui reçut le poignard qui m’était destiné en se jetant entre l’assassin et moi. Il ne la tua pas mais ce jour-là, la comtesse lut dans mes yeux que je savais la vérité. (...)
Elle m’envoya dans une école de maintien – quelque chose à mi-chemin entre le couvent et la prison. En sept années, je ne reçus aucune visite. Léa, en tant que senzavista, ne fut pas traitée mieux qu’une simple domestique. Et je ne sortis de cet endroit que pour apprendre que j’étais fiancée. (...)
Dans l’esprit de ma mère, je perdais sur tous les tableaux : je n’avais ni pouvoir, ni amour et, avec un peu de chance, mon futur mari serait peut-être assez cruel pour jouer de cela ou m’éliminer. - Je ne suis pas sûr de suivre votre raisonnement. Ou celui de la comtessa, si vous préférez. - Certaines personnes sont incapables de comprendre que le monde est différent de la manière dont ils le conçoivent. (...)
» Il la regardait sans rien dire, visiblement peu convaincu par ses explications. « Croyez bien que si nous nous étions mariés, la comtessa n’en serait pas restée là. Vous auriez pris ma soeur comme vedova et Léa était assez crédule – et ma mère assez perverse – pour que cela se termine de manière atroce. » Sandra prit délicatement un verre et prit quelques gorgées de vin avant de continuer. « Nous avons donc échangé nos places, après que Léa m’ait juré solennellement de ne jamais trahir notre secret, de ne jamais chercher à me revoir et d’avoir foi en moi, quoi qu’il advienne. Quant à ma mère, je me suis assurée qu’elle ne pourrait pas nous nuire. (...)
- Et pas une seule seconde, vous n’avez pensé à moi. - Ma soeur n’avait d’autre désir que celui de vous rendre heureux. » La Lachesis eut un sourire triste. « Il y a une chose que ma mère ne pouvait prévoir. C’était qu’en me privant à jamais du pouvoir et de l’amour, elle m’offrait l’occasion d’être enfin moi-même. » Flavio se leva et se posta à son tour à la fenêtre. Il contempla longuement le reflet de ses yeux dans la vitre, y cherchant une réponse, n’en trouvant aucune, puis, enfin, plongea son regard dans le sien. « Alors vous ne regrettez rien ? - Non. » répondit-elle calmement. « Je ne regrette rien. (...)