JdRP Ambiance : Nouvelle : Une fleur pour la princesse
(...) Mais j’avais l’esprit assez tordu pour penser que tant que je continuais à avoir mal, c’était que mon bras “vivait” et qu’il pourrait à nouveau me servir à caresser les femmes, boire du vin ou grimper dans les arbres. Avec ma chance de chat... Ca pouvait être possible après tout. Je basculai ma tête en arrière pour sentir la mousse caresser mes cheveux. (...)
J’avais sans doute besoin de sommeil, le soleil venait juste de se glisser au-dessus de Celebn lorsque je sombrai dans l’inconscience... -Passe-m’en une autre ! hurla Marik... Je fus tiré de mon sommeil, la tête vaseuse et les narines agressées par l’odeur rance de la sueur et l’âcre parfum de la fumée de haschich bleu qui emplissaient la taverne de l’ours enragé. J’ouvris un oeil doucement, je vis Marik, debout sur sa chaise, engloutir une choppe de houppebrune : comme à son habitude, il faisait tout pour se faire remarquer, il fallait que tout le monde sache qu’un nain bleu était plus endurant que n’importe qui à l’alcool. (...)
Visiblement il n’appréciait guère le traitement que je lui avais fait subir. J’esquivai rapidement la serveuse, enjambai Nasht qui était étalé sur le sol et me jetai précipitamment dans les escaliers en bousculant un jeune nain qui me grommela une tirade sur la supposée vie sexuelle de ma mère. J’eus le temps d’apercevoir Doliane, à moitié répandue contre l’abreuvoir. Doliane... Même assommée par l’alcool et tachée par la boue, elle conservait la grâce: c’était la seule personne de tout le royaume qui pouvait rendre ses tripes avec distinction. Bon certes, mes yeux étaient peut-être voilés par le filtre de l’amour. (...)
Je voulus lui murmurer un petit “ça va” tout empreint de tendresse mais la houppebrune rebelle ne m’en laissa pas le temps. Et je n’avais pas la grâce de Doliane lorsque mon estomac rendait l’âme. Quand on y réfléchit, c’est incroyable ce qu’une panse peut contenir. (...)
Incapable de quitter ma position ridicule, je me laissai aller à une analyse sordide de la composition de mes - oh, au moins cinq sur le moment - derniers repas. Un “Est-ce que vous êtes bien le guide-aventurier Chat ?” me tira de ma torpeur. Luttant de toutes mes forces contre la tétanie qui m’obligeait à rester le nez au-dessus de mes défunts repas, je tournai la tête pour apercevoir une petite forme encapuchonnée qui se tenait à quelques coudées sur ma gauche... Doliane - qui avait réussi à se retourner et à reprendre un peu de contenance - parvint à répondre avant moi. (...)
Je la remerciai secrètement car mes cordes vocales n’auraient pu émettre qu’un bruissant vent, chargé des relents persistants décidés à rester au fond de ma gorge, tant que je n’aurais pas bu deux pintes d’eau claire. -Oui, c’est bien Chat et je suis Doliane Ombrevent, sa compagne... Veuillez excuser notre mise, nous fêtions la fin du troisième cycle d’un de nos compagnons. -Oui, je vois et vous avez présumé de vos capacités à supporter la vinasse infecte qu’ils servent dans ce bouge. (...)
Et puis vous n’êtes peut-être pas sans avoir remarqué que je suis une dissemblante comme deux de mes compagnons. Toutes les auberges n’acceptent pas les gens comme nous dans cette bonne capitale ! Rétorqua Doliane en se relevant. Malgré la purée de poix qui obscurcissait mon esprit je pus distinguer une pointe d’amertume dans son ton. Ma pauvre petite chatte commençait à souffrir de la façon dont Nasht, Marik et elle étaient traités à la capitale : la vie était plus facile dans la forêt domaniale du monastère. La petite forme rabaissa en arrière la capuche qui masquait son visage. (...)
On m’a parlé de l’excellent travail que vous accomplissez généralement mais je ne m’attendais pas à vous trouver - mmmh - dans un tel état... Doliane se pencha vers moi et murmura “Je t’aime” tout en glissant le bras pour m’aider à me relever. (...)
-Mon père est Daerel Domaine-Argent, Grand maître de la science-sagesse, Cristal-magicien Prophète et propriétaire de la Maison des plantes du Prince-légat Stanislas Sang-Clair. Je suis Maavira sa fille unique et j’ai vraiment besoin de vous sinon je vais mourir. Glissa-t-elle sur un ton presque détaché. (...)
-Votre père avec tous ses dons et ses connaissances des remèdes ne pourrait-il pas s’occuper de vous ? Franchement je ne vois pas en quoi nous pourrions vous être utiles... Interrogea Doliane. Les quelques mots que je venais de prononcer m’avaient trop coûtés. Je n’étais franchement pas en état. (...)
Je ne lui ai rien dit. Je ne veux pas entacher sa réputation ou l’engager dans une dette d’honneur avec un prince du conseil sur nos îles... -Je ne comprends pas tout demoiselle Maavira. Est-ce que vous pourriez être plus limpide ne serait-ce, par exemple, que pour mon pauvre compagnon ? Je me pris à sourire intérieurement... Je retrouvai bien là l’humour de ma Doliane. Elle était en train de se foutre de moi pour se mettre la gamine dans la poche. -Je suis psikaë comme vous et l’une de mes facultés est de résister à la cristal-magie. (...)
Par ailleurs, le seul remède qui existe pour me guérir est - comme vous pouvez le supposer - l’archéronte dorée. Mon père pourrait peut-être en obtenir auprès du Prince des remèdes du conseil, mais sa famille fait partie d’une faction rivale, et je me refuse à entraîner mon père dans une telle histoire. (...)
En tant que dissemblants, vous avez toutes les chances d’avoir été élevés au monastère de l’infinie sérénitude, c’est à dire juste à côté du Territoire-Dragon de Rralaojni... Vous êtes sans doute les personnes les mieux armées pour m’aider à pénétrer à l’intérieur afin de trouver cette fleur. (...)
Il n’y a que là-bas que je pourrais bénéficier des vertus de cette panacée : ma résistance à la magie sera amoindrie en haute zone de fluide. Même pour Doliane, ça faisait pas mal d’un coup : il fallait digérer le truc. Quant à moi, ce n'était vraiment pas mon jour pour que j’avale n’importe quoi. (...)
Elle me coupa la chique sèchement, ses sourcils prirent un méchant pli sur son front clair et sa voix se fit plus aiguë. -Permettez monsieur Chat... Je suis malade et désespérée. Je n’ai pas le temps d’observer vos jérémiades d’aviné. J’ai besoin de gens qui connaissent les alentours du Territoire-Dragon pour me protéger et m’aider à trouver une archéronte dorée. J’ai les moyens de vous offrir une somme plus que raisonnable pour cela. (...)
La petite avait eu l’obligeance de ne pas la jeter dans mon vomi. Elle semblait avoir du cran et du courage. Ca me plaisait. Je sentis le sourire de Doliane se dessiner. L’espace de quelques battements de cil, je plongeai mes yeux dans ceux de la jeune Dorli. Je n’eus pas besoin d’acquiescer, mon regard félin en disait assez long. Alors que Doliane se penchait pour ramasser la bourse, je conclus avec mon boniment habituel : -Doliane va chercher nos compagnons ! Vous allez voyager avec Marik mains-bleues, le nain le plus rapide de tout le royaume et Nasht Quatre-coups, Noble chez les grands velus de part son ascendance violette ! -Vous me les présenterez demain à la fin de Soir-Couchant au carrefour des Amarilles. Sussura-t-elle en remettant sa capuche. (...)
Je n'ai jamais su résister aux femmes et toute cette histoire pouvait sembler plausible. En prenant Doliane par la main, je regardai la petite forme encapuchonnée s’enfoncer dans les ombres. Sauver une princesse, pénétrer dans des territoires interdits, gagner de l’argent à défaut de la gloire: la vie d’aventurier quoi. (...)
Mon sixième sens ne m’avait rien hurlé : il devait être profondément endormi dans le duveteux matelas de poix qui entourait ma cervelle. Par Celebn, ne prenez jamais une cuite à la houppebrune ! Nasht ne fut pas difficile à convaincre ; il était à peu près aussi saoul que nous et il était habité par une douce folie qui lui faisait penser qu’il était une sorte de prince déchu en exil : un vieux coup de casse-tête galrodien pris en travers de la figure quelques années plus tôt. Mais en dehors de ça, il n’était pas méchant. (...)
L’ennui avec lui, c’est qu’on ne pouvait pas faire de prisonnier : il frappait toujours très fort à la tête, si vous voyez ce que je veux dire. Enfin bref, un prince se devait de sauver une princesse quoi. Marik était plus bourru et surtout plus bourré lorsque nous lui parlâmes de l’expédition. Mais une dix-huitième choppe de houppebrune eut raison de ses quelques objections. Sacré Marik ! Lui, il était capable de tout. La seule chose qui le rendait grognon, c’était qu’on fasse des plaisanteries sur la taille des nains. (...)
Ses pouvoirs de dissemblants lui avaient conféré des capacités physiques phénoménales : il pouvait même régénérer ses tissus blessés en quelques heures... Doliane, Nasht et moi fîmes tous les préparatifs le lendemain ; ce n’était pas que la route jusqu’aux abords du monastère fut bien difficile, nous l’avions emprunté maintes et maintes fois, mais nous étions à court d’équipement et de finances. La bourse laissée par la petite Domaine-Argent permit aussi d’acheter une hache digne de ce nom à Nasht qui officiait depuis trop longtemps déjà au casse-tête. Des brigands traînaient dans la région et des rumeurs au monastère laissaient entendre que des Cavaliers-démons brotoniens avaient été aperçus au-dessus des vallées avoisinantes. (...)
Les cristaux sont les focus de toutes les formes de Magie, il n’est quasiment plus possible d’en faire sans et il faut dûment être enregistré auprès des autorités pour pratiquer ou apprendre le moindre acte de sorcellerie. Oui, ces salopards de brotons avaient peut-être tué leur Dragon et pillé toutes les richesses de son Territoire. Après tout, c’était le seul des treize royaumes où la magie n’était pas crainte et où sa pratique était encouragée. Doliane m’avait plusieurs fois affirmé que rien ne pouvait être vérifié et que les brotons étaient autant passé maîtres dans les techniques désinformations que les bolgovites dans l’art du négoce. (...)
Mais je m’égare, je me laisse emporter par ma haine des brotons ou, non plutôt, par mon aversion envers les gens qui continuent à pratiquer l’esclavage. Revenons plutôt à nos lézards... Marik cuvait encore lorsque nous parvînmes au lieu de rendez-vous à la fin de Soir-couchant. J’aimais beaucoup le crépuscule, j’avais toujours l’impression que tout pouvait arriver entre chien et loup. (...)
Je n’en manquai pas en tout cas lorsque je rencontrai celui qui allait nous accompagner dans notre voyage. Il se tenait droit comme un poteau, presque aussi raide que le manche de la hache de Nasht. Blafard, le teint malade, les cheveux étrangement filasses et toutes les marques de la servitude domestique creusées sur son visage de quinquagénaire. (...)
Il me dépassait néanmoins d’une bonne tête et cela me laissa penser qu’il pouvait être un Elu dont la beauté avait été fanée par le poids des responsabilités. “Je vous présente Lombardo Maricole, mon percepteur et mentor” avait simplement indiqué Maavira en le désignant vaguement comme s’il faisait partie des meubles. -Je te présente l’équipe de soudards qui va protéger tes fesses Lombardo... Assurais-je en lui envoyant une claque dans le dos: il vacilla sans broncher. C’est parce que tu as peur que tu continues à être raide comme ça ? (...)
Je te jure sur la tête que j’ai de plus chère au monde - la mienne - que tu rentreras dans moins de deux lunes avec ta protégée saine et sauve. -Pour votre avenir, comme pour le mien, il n’y a pas d’autres alternatives monsieur Chat. Chuchota-t-il sur un ton glacial. J’eus soudain dans ma tête l’image d’un glacier qui descendait lentement dans une combe en érodant les rochers... -Le mien et celui de mes compagnons était compromis dès la naissance Lombardo... Toi qui as l’air de faire partie de ceux que la Fortune a gâtés, sais-tu seulement ce qu’est la vie de dissemblant ? Lançais-je pour me reprendre de la vision qu’il m’avait inspirée. -Non, monsieur Chat. Tout ce que ma misérable existence de fonctionnaire m’a appris, c’est qu’il est injuste qu’une enfant puisse mourir aussi jeune. (...)
Mais c’est pas parce que la mort pèse sur les épaules de la princesse qu’il ne faut pas savoir rire ou s’amuser. Je préfère mourir le sourire aux lèvres qu’un manche dans le c.. -S’il vous-plaît ! Coupa Doliane: elle était assurément la plus raisonnable de nous tous. Je voudrais moi aussi que le voyage se passe bien. Arrête de le taquiner Chat et vous, lâchez un peu de votre morgue ! -Vous êtes une personne très sage dame Ombre-vent et vos dons de psikaë doivent certainement comprendre ceux la perception humaine. Je sais bien que mon bon Lombardo ne fait pas partie de votre monde et que vous ne faites pas que cela pour de l’argent. Vous avez un coeur noble tout comme mon bon Lombardo. Je suis certaine que nous parviendrons à nous comprendre afin de tous oeuvrer pour ma survie. (...)
Et si je m’en sors guérie, je me charge de faire couler pour vous tous le miel, le vin et la fortune... Conclut Maavira avec un autre gracieux petit geste de la main. La petite était forte... Je me sentis un peu penaud et, replongeant mes yeux dans le glacier du précepteur, je murmurai: -Bon d’accord Lombardo, on est pas là pour se mettre dessus. Je ne te demande qu’une chose: arrête de mettre monsieur devant Chat... Appelle-moi Chat je préfère... La petite sourit légèrement, je me sentis soudain plus léger et la réponse de Lombardo glissa sur mes oreilles comme la brise de printemps sur la forêt... Connaissez-vous le bruit que fait l’oiseau charognard avant de fondre sur sa proie ? (...)
Mais il est étonnant de constater combien Jazerbel est cruel... Car à la fin, c’est toujours l’oiseau qui gagne... La première semaine fut plutôt tranquille. Marik se prit d’affection pour la gamine - peut-être parce qu’elle était plus petite que lui ?.. Non là je suis méchant - et Nasht fit des merveilles le soir, à la veillée, avec ses danses et ses histoires. La petite avait amené des instruments de musique et dans l’ensemble, l’ambiance était plutôt joyeuse. (...)
Je ne sais même pas, en fin de compte, si j’étais plus favorisé par le sort que la moyenne des gens. Mon seul problème - ma nature de Chat ne pouvait pas m’en empêcher - c’était le précepteur. Je ne pouvais pas me retenir de lui lancer des piques de temps en temps. (...)
Je m’attardais, encore une fois, à de vagues interrogations sur la différence de cycles dans les deux astres - je n’avais jamais vraiment cru à cette histoire qui disait que les treize dieux avaient arrêté la course de Celebn pour y élire leur domicile - lorsque je remarquai mon bon Lombardo qui quittait le campement. Diffusés par la brise et filtrés par les feuillages, les chants et la musique qui provenaient du bivouac me berçaient : je les trouvai rassurants. Il me parut étrange que Lombardo prenne une direction contre le vent qui ne lui permettait plus de percevoir l’ambiance festive qui régnait près du chariot. Je ne suis pas Chat pour rien, un surnom se mérite... Et vous voulez connaître le plus gros défaut des chats ? La curiosité... Lombardo marchait précautionneusement dans le sous-bois, il faisait attention à ne pas faire de bruit, comme s’il ne voulait pas déranger les écureuils ou les oiseaux. (...)
Priait-il Vishkan le seigneur des lois naturelles ? Etait-il tout simplement en train de satisfaire un besoin naturel ? Cette dernière pensée me fit sourire; je m’imaginai maintenant son visage austère déformé par l’effort. Ca ne devait pas être très facile pour quelqu’un comme lui de “pousser”: tant d’années passées avec un bâton enfiché dans le cul. (...)
Ce vieux débris venait de me donner une bonne leçon: quand on est capable de chasser un animal à mains nues, il y a de fortes chances pour qu’on puisse remarquer un chat en train de vous suivre. Je quittai le bosquet qui m’abritai pour me diriger d’un pas nonchalant vers le bon Lombardo. Il se retourna vers moi et je fus surpris de constater qu’il tenait le lapin endormi au creux de ses bras. (...)
-Comment vous avez fait pour me suivre ? Répondit-il avec une lueur maligne dans les yeux. Je vis un petit rictus que j’assimilai à un sourire se dessiner à la commissure de ses lèvres. -Vous avez des petits tours dans votre besace dont vous ne nous aviez pas parlé ? Moi aussi, je me mis à sourire: le bonhomme Lombardo commençait à être intéressant. -Je ne suis plus tout jeune monsieur Chat... J’ai eu le temps d’apprendre certaines choses auprès de ceux que je sers avec “tant de dévotion”. Il me piquait le bougre, il jouait avec moi. -Vous êtes un sacré filou mon bon Lombardo... Dites-moi comment vous-avez eu ce lapin et je vous promets que je vous dirais comment... -Comment est le Territoire-Dragon. Je me fiche de savoir comment vous vous êtes approché discrètement de moi. Coupa-t-il la lumière toujours dans l’oeil. (...)
Repris-je en ramassant une pierre avant de m’asseoir sur un rocher. Un bref instant je m’amusai à la faire sauter dans la paume de ma main en observant le visage de Lombardo. Le sourire se dessinait maintenant dans son regard. Je rattrapai la pierre une dernière fois en fermant le poing et m’installai plus confortablement sur mon fessier dans une position que j’affectionnais. J’avais ce tic bizarre, parfois, lorsque que je me sentais en confiance: gratouiller de mon index et de mon pouce libre la barbe sur mon menton pendant que mes autres doigts serraient le caillou contre la paume. Lombardo dut sentir que je me détendais et prit le premier la parole: c’était plutôt généreux de sa part. (...)
. Souris-je en le regardant poser tendrement le lapin à côté de lui. -Les choses sont toujours ainsi Chat. Un prince, même dans une ville où ne plane en apparence aucun danger, ne peut se permettre de laisser sa fille sans protection. Et croyez-moi, il ne va pas regarder à la dépense, il va embaucher le meilleur. (...)
Mais je ne me hasardai pas à poser une question inutile. -Ca n’a pas été trop difficile de faire un choix entre le Prince et la princesse ? Vous êtes censé être aux ordres du Prince. Le danger qu’on fait courir à la petite pourrait être plus grand qu’une dette qu’il aurait à contracter auprès d’un membre du conseil Dorli... Je pus lire dans son regard un nouveau sourire: visiblement, j’avais posé une question stupide car je n’entendais rien à la politique intérieure du conseil, ni aux notions d’honneurs qui régissaient la culture Dorli. (...)
-Elle est morte voici plusieurs années dans un accident avant que je ne prenne mes fonctions auprès du Prince. -Et le lapin, c’est pour la petite ? -Oui sa mère la surnommait ainsi: petit lapin... J’ai pensé que ça pourrait lui faire plaisir. (...)
Je souris tout en continuant à me frotter le menton. -Sans doute par frustration parce qu’ils ont pas voulu de moi à l’Académie des bouffons... Lombardo se releva en tenant toujours aussi précautionneusement le longues-oreilles. -Il est temps de rentrer et vous ne m’avez toujours rien dit sur ce que vous savez du Territoire-Dragon. Je retirai ma main de mon menton et me remis debout simplement sans faire de cabrioles... -Vous êtes un type bien Lombardo. Je crois que je vais vous apprécier... -Mais ?... Glissa-t-il, comme s’il soupçonnait que je ne respecterais pas ma part du marché. -Mais je n’ai pas grand chose à vous dire sur le Territoire-Dragon que vous ne puissiez déjà connaître... -Dites toujours... Suggéra-t-il en commençant à redescendre doucement la pente. -Et bien, on raconte qu’il faut y entrer avec des intentions pures, sinon le Dragon nous enverra son esprit gardien. Je ne connais personne, par exemple, qui se soit vanté d’être allé à l’intérieur pour voler le seul véritable trésor de ce territoire: les cristaux-majeurs. Le Dragon et ses émissaires protègent avidement la zone de haut-fluide: il n’y a qu’eux qui savent la maîtriser et canaliser l’énergie des cristaux. (...)
Moi tout ce que je considère, c’est que je suis payé pour ramener une fleur. Si la petite ou vous cherchez des cristaux, il vaut mieux prospecter aux abords du Territoire-Dragon mais vous risquez d’en avoir pour des mois, même si vous avez un moyen magique de les repérer. (...)
-A priori oui. Glissa-t-il sur un ton laconique. Vous avez déjà pénétré plusieurs fois dans le domaine du Dragon ? -De nombreuses fois, oui... Mais on ne s’est jamais enfoncé trop loin, et je n’y suis jamais allé avec des intentions impures. (...)
-Et bien disons que sinon je n’aurais pas accepté ce travail. J’ai une femme et deux bons amis avec qui je n'ai pas fini de faire la fête. Lombardo se pencha pour cueillir quelques noisettes. Il les plaça dans le creux d’un arbre et conclut en dessinant à nouveau ce rictus qui ressemblait à un sourire sur son visage. -Moi aussi je commence à vous apprécier Chat... L’odeur du campement parvenait à présent à nos narines... Marik continuait à chanter et la princesse riait aux éclats; un petit rire cristallin et pur qui pouvait briser des glaciers pour couler dans la vallée... (...)
Il nous fallut encore huit jours de voyage à travers la forêt, les monts et les collines sur des pistes peu empruntées pour arriver aux rochers moussus qui marquaient la frontière avec l’autre monde. La plupart des citadins se font un tas d’idées pas possible sur le Territoire-Dragon. Mais en fait, un oeil non-averti ne peut strictement faire aucune différence lorsque le temps est calme. Lorsque le dragon se réveille par contre, ou qu’il cauchemarde, de violentes tempêtes magiques ravagent la vallée. (...)
Je vous passe les détails, mais c’est depuis ce jour que j’ai décidé que mon arme de prédilection serait l’arc. J’en avais bien sûr touché quelques mots à Lombardo et la petite. Il fallait voyager très léger dans le Territoire-Dragon et apporter le moins possible d’objets métalliques. Le niveau très fort de fluide pouvait également provoquer une sorte de vertige proche de la griserie éthylique chez les sujets manquant de force de volonté, mais visiblement aucun d’entre nous ne rentrait dans cette catégorie. (...)
Je savais où poussait l’archéronte, je connaissais des sages du monastère qui en avait rapporté et j’avais été initié pour résister à la peur qui pouvait vous gagner à l’intérieur de ces terres mystiques. L’expédition aurait été plus facile si Maavira n’avait eu besoin que d’une autre couleur d’archéronte. Toutes les autres espèces poussaient dans un champs tenu secret aux abords du monastère. (...)
Des sons diffus et ténus se glissaient à travers l’étrange filtre végétal dans la vallée. Les plantes elles-même semblaient posséder un semblant de vie. Maavira s’inquiéta pour la troisième fois de ce voyage de la menace végétale. -Vous êtes vraiment sûr que les plantes ne peuvent prendre vie, cher Chat ? Elle nous avait donné des surnoms à tous. On avait appris à se respecter et à s’aimer. Pour la petite, on était tout simplement cher Chat, dame Doliane, maître Marik et prince Nasht. D’un commun accord, nous avions tous décidé d’appeler la petite : Princesse. Princesse... Elle avait l’air tellement fragile et pourtant si déterminée. Je n’avais jamais vu autant de volonté dans les yeux d’une petite fille. Lombardo avait continué sa comédie avec les trois autres et n’avait gagné aucun qualificatif affectueux. Lombardo était Lombardo. Immuable, sérieux, serviable, poli et efficace. Elle me fixa intensément de ses yeux trop profonds, je songeai un bref instant qu’on pouvait se perdre dans un tel abysse et qu’il était bien dommage qu’elle n’eut pas quelques printemps de plus, puis je me repris... (...)
-Le seul risque végétal, si je puis m’exprimer ainsi, ce sont les plantes à spores en fait. Rajouta Doliane en contemplant le ciel. J’enchaînai aussitôt: -Oui c’est vrai... C’est un petit truc que j’avais oublié. (...)
Mais c’est parce qu’il est minime. Il suffit de bien s’éloigner des espèces dangereuses et nous les connaissons tous. Marik s’esclaffa en allongeant dans son gosier sa dernière goutte de prune ardente. -Parce que si tu respires leur parfum, t’en seras quitte pour une bonne cuite ma princesse. Et t’es un peu trop jeune pour faire la bringue au royaume de Viiaerl Maavira rougit en se pelotonnant dans sa couverture. Elle serra capitaine - c’était le nom que Nasht avait trouvé au lapin - dans ses bras. J’eus la brève sensation d’observer une statue de marbre en regardant la lumière chaude des flammes jouer sur son visage. (...)
Le début de la gloire et de la fortune ! Voilà qui va me permettre de retrouver mon trône ! S’exclama Nasht avec enthousiasme. Il y eut un bref silence et un jeu de regards rieurs se dirigea vers les yeux pétillants de notre “prince en exil”. Marik fut le premier qui rigola, et le fou rire nous gagna tous... Tous sauf Lombardo... J’étais trop occupé à secouer tout l’air de mes poumons pour remarquer s’il avait son petit rictus. J’aurais bien voulu maintenant. (...)
Juste pour savoir s’il avait été capable de se foutre de nous dans ce moment là... Armés du strict minimum - Nasht avait quand même tenu à emporter sa hache - nous partîmes de bon matin avec l’espoir d’être rentré au plus vite: quatre jours devaient être largement suffisant, mais on avait fait exprès de prévoir un peu plus large. (...)
Ils ne nous étaient pas utiles pour le terrain que nous avions à traverser et manquaient singulièrement de discrétion. Maavira avait insisté pour qu’on abandonne aussi capitaine. Elle ne voulait pas risquer qu’il lui arrive un accident. (...)
La brume diaphane et diffuse qui flottait sur les arbres pouvait jouer des tours : parfois, une créature bizarre apparaissait au coin de notre champs de vision. Quelques bruits étranges, un souffle - qu’on eut dit porté par le dragon - contribuaient à alimenter nos inquiétudes ou nos angoisses... Mais nous étions tous forts et mes compagnons étaient habitués à voyager dans ces territoires. (...)
Les quelques illusions et les vagues bruits exclus, la marche prit presque les allures d’une promenade de santé. Si nous n’avions pas craint de réveiller le dragon ou un de ses sbires, je suis sûr que certains d’entre nous se seraient mis à chanter... Lorsque nous installâmes le campement dans une grotte isolée le soir, je me pris à remercier ma bonne fortune: le voyage s’était passé sans problèmes jusqu’à présent. (...)
Les quelques brigands rencontrés trois jours auparavant avaient tout juste servi à calmer l’ardeur de Nasht à utiliser sa hache et de Marik à donner des baffes. Ils ne méritaient pas d’être mentionnés. Oui, tout nous souriait, on avait juste à faire un peu attention et à ne pas faire de feu la nuit. Alors que je me laissai aller à contempler les volutes étranges qui dessinaient des formes envoûtantes au-dessus des arbres, Marik s’approcha de moi. -On se la joue tours de garde, Chef ? Il me regarda en souriant d’un air débonnaire. (...)
Je n’avais été nommé chef qu’à cause de mon aspect physique: une taille moyenne, des cheveux châtains, un air mutin qui plaisait aux filles et amusait les hommes et surtout, pas d’oreilles pointues, ni de quelconque signe de dissemblance... -Oui, Doliane prendra le premier. Choisis avec Nasht pour la place que tu veux prendre, je ferais avec ce qui reste... -Ben non arrête tes conneries. (...)
Je gagnais quasiment toujours aux dés... J’allais encore me retrouver au dernier tour de garde mais je savais que Nasht et Marik s’en fichaient: ils étaient bien plus résistants que moi... Je fus réveillé par les premières lueurs de l’aube. Tout le monde dormait à sa place sauf Nasht qui croupissait dos contre le mur, hache à la main, avec le sommeil du juste. Cette andouille s’était endormie. (...)
Je pris cela pour un reproche pour notre manque de professionnalisme mais encore une fois, je me trompai... Elle devait déjà sourire la petite garce, elle contrôlait maintenant un pion. Oui, Nasht était vraiment le bon choix: Doliane et Lombardo pouvaient résister à ses pouvoirs grâce à leurs talents, Marik était trop têtu pour être contrôlé et moi j’étais trop faible ou trop grande gueule. Ou peut-être trop utile... J’étais celui qui connaissait le mieux les montagnes, celui qu’il fallait garder en vie pour le retour... Le petit-déjeuner fut frugal, Nasht semblait bougon. Nous crûmes tous qu’il faisait la gueule parce qu’il s’était endormi. Marik essaya en vain de se foutre de lui pour le détendre, mais rien n’y fit. La brume était devenue plus épaisse et des couleurs étranges commençaient à zébrer notre champs de vision : on s’approchait d’un noeud d’énergie. (...)
On était sur la bonne voie. En milieu de journée nous dûmes escalader une colline. Je passai le premier avec Doliane pour couvrir les autres pendant qu’ils grimperaient. Une fois en haut, je m’installai sur un petit promontoire pour faire signe à Marik qu’ils pouvaient monter, lorsque Doliane m’indiqua plusieurs taches bizarres qui semblaient grossir dans la brume... Je réalisai avec plus de cynisme que d’horreur que c’était la fin de notre tranquillité. On allait maintenant devoir vraiment mériter notre salaire... -Des vouivres ! Nasht protège la gamine ! Hurlai-je lorsque les formes se détachèrent des volutes. Quatre foutues vouivres ! (...)
Les quatre bestioles piquèrent vers le groupe du bas. J’eus à peine le temps d’ajuster mon arc pour en viser une à la tête que Doliane agissait. Ses yeux devinrent blancs, le sang afflua à sa tête faisant ressortir les veines sur ses tempes et la vouivre de tête chuta, tuée nette par la rafale psychique. (...)
Elle continua de piquer pendant quelques battements de cils avant de comprendre qu’elle était morte. En bas, Nasht attendait fermement campé, hache à la main, pendant que Marik bondissait sur un rocher en surplomb pour se préparer à sauter sur le dos d’une créature lorsqu’elle attaquerait. Lombardo se tenait devant Maavira à quelques pas derrière Nasht. Les vouivres étaient trop rapides à présent: mes flèches ne pourraient les atteindre à coup sûr à la tête que lorsque qu’elles seraient presque au sol à combattre mes compagnons. Doliane releva la tête... Une cinquième vouivre émergeait de la brume et fonçait droit vers nous. Une vouivre énorme. Elle faisait deux fois la taille des autres. Je bandai à nouveau mon arc pour viser la tête. Doliane émit un gémissement lorsqu’elle lança son attaque psychique. L’effort plus violent lui avait occasionné un contre-coup. (...)
La tête de la vouivre majeure éclata comme un fruit mûr un peu avant que ma flèche ne se fiche dans la pulpe. Doliane mit les deux genoux à terre, victime de la fatigue. Je bondis sur elle pour qu’elle ne se fasse pas écraser par la chute de la bête qui, emportée par son élan, continuait sa course. (...)
Insensible à la douleur, je me dégageai et me précipitai pour voir ce qui se passait en bas même si je ne pouvais rien faire pour les aider: mon arc venait de finir ses états de service sous une bonne tonne de vouivre... J’entendis un hurlement et découvris le carnage. Marik, en proie à une sorte de fureur sauvage rouait de coups la colonne vertébrale de “sa” vouivre alors que la seconde n’avait pas résisté aux tranchants des lames de Nasht et Lombardo. Je souris en pensant à mon bon Marik sautant en hurlant sur le dos de la vouivre avant de lui asséner un coup fatal. Il avait les moyens d’être inconscient face au danger. Personne d’autre que ceux qui possédaient ses capacités et sa folie n’auraient pu accomplir un tel exploit. -La petite va bien ? Criai-je pour rompre la transe bouchère... Marik releva la tête en faisant un “hu ?”. Je devinai la bave à la commissure de ses lèvres. Il se retourna vers les trois autres qui se tenaient un peu plus loin et posant sa main en porte-voix, il gueula: -Et ta femme, Chef ? (...)
Il pourrait y en avoir d’autres et j’ai pas envie qu’il te prenne l’envie de nettoyer le “nid” ! -T’es con Chef ! Le nid je le nettoierai au retour... Marik partit d’un rire tonitruant comme d’habitude... Lombardo s’approcha de lui pour saluer son courage ou sa témérité et la petite se harnacha à Nasht pour l’escalade. Je me retournai vers ma Doliane pour la prendre dans mes bras... Elle plongea ses yeux dans les miens et je me sentis rassuré, confiant et aimé. Doliane était mon astre du jour dans la brume qui régnait partout... Les gens sont parfois bizarres: certains croient au Paradis et d’autres en l’enfer. (...)
J’étais à peu près juste sur mes estimations de temps de marche : lorsque nous installâmes le deuxième campement, nous n’étions plus qu’à un long-sablier de marche de puissants noeuds d’énergie. Je suggérais d’enterrer les objets métalliques en prévision d’une tempête mystique. Lombardo se désigna pour remplacer Doliane pendant son tour de garde afin qu’elle puisse récupérer. Cela parut juste à chacun d’entre nous. Et les dés firent encore de moi le dernier veilleur. (...)
Quand j’y repense encore, je me dis vraiment que les choses ne tiennent à rien... Il ne me fallut que quelques battements de cil pour saisir toute la scène. Nasht et la princesse manquaient à l’appel. Marik semblait dormir profondément et Lombardo se tenait au-dessus de Doliane. Il pressait avec ses doigts sur le cou gracile. Je ne fis pas preuve de subtilité et dégainai rapidement mon couteau en os. Il se retourna doucement vers moi. (...)
Je me mis rapidement accroupi en position de défense. Je n’étais pas certain de tenir longtemps face à Lombardo... Marik et Doliane ne bougeaient toujours pas. Je ne pouvais pas distinguer s’ils étaient morts ou plongés dans le coma. -Je suis désolé Chat, ça n’aurait pas du se passer comme ça... Il semblait sincère. Mais je laissai la colère envahir mes sens et ne le crus pas. (...)
Donne-moi une explication qui tienne la route au moins avant qu’on s’entre-tue... Je ne l’avais pas vu combattre la vouivre, je ne savais pas qui était le plus rapide du Chat ou du Serpent. Mais il n’était plus possible de reculer... -Vous auriez dû rester dans votre rôle de pion Chat, ça ne vous va pas de jouer au justicier meurtri et blessé... Lança Lombardo sans bouger d’une écaille. Le Serpent contre le Chat. Il était prêt à bondir mais aucun muscle ne le trahissait. Il avait une maîtrise tellement profonde de son corps... -Arrêtes tes conneries Lombardo. Je croyais qu’on était pote et je me suis fait baiser en beauté ! Explique-moi le truc... Tu me dois bien ça. (...)
Prends-moi pour plus con que je ne le suis ! Je devenais cynique. Je n’aimais pas ça. -Vous aviez déjà plus ou moins suspecté la vérité, Chat. Le cristal-majeur. C’est de ça dont Maavira a besoin... Evidement que je m’en doutais. Mais ça me semblait trop gros. Prendre le risque de s’attirer les foudres du Dragon était insensé. Je tentais de canaliser la colère vers mon poing. -Pour faire quoi ? Elle pouvait pas en demander un à son père ? -Non, Maavira veut un moyen de détruire son père. Elle est persuadée que c’est lui qui a tué sa mère... -Elle est magicienne en plus d’être psikaë ? (...)
-Oui, comme son père et les Princes du conseil... -Que Celebn soit rouge ! Et nous alors dans cette histoire ? Et Nasht, il est où ? Un grand silence s’installa. Quelque chose en moi me disait que Lombardo n’était pas très à l’aise lui non plus. Il avait dû faire un choix entre le Prince et la princesse. Je songeai un instant à faire retomber ma rage pour le gagner à ma cause. Un bref instant. Car c’était peine perdue. Notre combat semblait inéluctable. -Nasht servira à extraire le cristal de la terre nourricière. Maavira pourra ensuite le récupérer sans danger... -Pourquoi ? -Parce qu’on ne peut arracher un cristal comme ça à sa gangue rocheuse sans prendre un contre-coup... La princesse Dorli sacrifiait le prince velu... Pourquoi étais-je si ironique ? La colère sans doute. Mais je commençai à la maîtriser. -Elle va sacrifier Nasht parce qu’elle croit que son père a tué sa mère ? C’est une foutue gamine de onze ans merde ! Tu vas pas laisser faire ça ! J’étais fichu, j’en savais trop. Ma seule chance était que Lombardo ait assez confiance en moi pour penser que je pouvais garder un secret. Mais il me connaissait bien. Il savait que je ne laisserais personne piller les terres du dragon. Ma main gauche était cachée de sa vue par ma couverture. Je ramassai doucement un caillou. Mon ire venait de trouver son arme... -Chat bon sang ! Je suis désolé pour Nasht. Mais il devrait s'en sortir. Je ne peux pas vous expliquer toute la vérité. Elle vous semblerait cruelle. (...)
Il me mentait pour saisir un mince avantage et pouvoir m’assommer d’un seul coup de poing. Non, il ne voulait pas me tuer maintenant: j’étais trop utile pour sortir du Territoire-Dragon et assez faible pour être contrôlé. Nasht et Maavira apparurent à l’arrière plan, à l’entrée de la grotte. La petite garce avait dû s’inquiéter du temps que mettait son protecteur. Lombardo eut un battement de cil d’inattention lorsqu’il sentit la présence derrière lui. Ma colère lui jeta la pierre à la figure. (...)
Il s’écroula net et je dégainai rapidement son épée de son fourreau avant de pointer son cou. Je ne l’avais pas tué. Je n’avais pas pu. Nasht commença à s’approcher de nous et je remarquai à nouveau l’étrange lueur qui brillait dans ses yeux. Les yeux de la gamine n’étant pas blancs, j’en déduisis que la petite garce avait dû ensorceler Nasht par l’intermédiaire d’un objet... -Pas de bêtises princesse... Ou je tue votre “bon Lombardo”. La petite prit un air méchant et navré... -Cela m’importe assez peu. A la limite, il me sera beaucoup plus utile mort que vivant... Elle n'avait pas l'air de mentir. Je regardai le cou de Lombardo sous la pointe de l'épée. J'avais du mal à imaginer qu'il pouvait être sacrifié. Mon intuition me hurlait que la vérité m'échapperait si Lombardo mourait. Bon sang, je ne voulais pas en être arrivé là pour rester dans l'ignorance... -Savez vous seulement ce que vous êtes en train de faire espèce de. (...)
Elle me coupa sèchement en me dévisageant avec une morgue hautaine. -Vous cherchez à gagner du temps pauvre Chat ? Vous croyez que les grands méchants s’amusent toujours à raconter leur pauvre vie au gentil héros à la fin des histoires ? (...)
J’aurais bien assez le temps pour prendre sa place ensuite... -Un sacré foutu rituel magique à distance ? Nasht ! Fais pas le con, reprends-toi merde ! Nasht continuait à approcher. Il leva la hache pour trancher le lard de Marik. La peur me dépassa et je perdis mon attention. Lombardo en profita. Il tira ma jambe d’un coup sec en appuyant sur un point sensible. Je m’écroulai violemment sur le dos, presque paralysé. Une voix submergea au-dessus de la vague de ma douleur: Maavira qui criait : 'Frappe les tous et assomme Chat !' Lombardo roula sur lui-même et lança un stylet sur Nasht qui abattait sa hache sur Marik. J'aperçus vaguement les yeux de la gamine devenir blancs. Lombardo essaya de crier quelque chose. Mais une violente déflagration d’énergie psychique secoua la grotte au-dessus de moi à l’endroit où il devait se trouver. Mon bras et mon flanc droit furent touchés. Terrassé par la douleur, je sombrai dans les ténèbres. (...)
C'était difficile, je ne pouvais pas bien entendre, ni distinguer la luminosité de ses yeux. Elle fit un pas en avant et se dirigea vers le corps noirci de Nasht. Il était allongé sur le dos devant un rocher. Il semblait tenir quelque chose dans sa main crispée. (...)
Surmontant la douleur, j’entrepris de me libérer des cordes qui me retenaient. Elles avaient du jeu, ça devait être l’oeuvre de Nasht. Il n’avait jamais été fichu, avec ses gros doigts boudinés, de faire un noeud correct. La petite posa ses mains sur la gangue cristalline et une lumière plus intense que celle de la lune commença à diffuser autour d’elle. Elle arracha le cristal de la main du pauvre Nasht et pencha la tête en avant. La raison de ce cérémonial me revint vite à l’esprit: elle se concentrait pour tuer son père. (...)
Je me relevais tant bien que mal sur mes deux jambes. Je mis la douleur au rancart et courus droit vers Maavira pour la bousculer. Le temps semblait dilaté. Chacun de mes pas durait un siècle. Un autre siècle pendant lequel elle restait focalisée sur sa tâche. (...)
Je ne savais pas comment j’avais pu atterrir si proche de la frontière, à quelques pas seulement des brumes draconiques. Peut-être avais-je été sauvé par le dragon. Peut-être seulement. Je n’étais même plus sûr d’y croire, des images confuses tourbillonnaient dans ma tête. (...)
La certitude se fit en moi que Celebn diffusait maintenant l’espoir, même si je ne savais pas si je pouvais en avoir pour mes compagnons et Doliane. Non, l’espoir, je l’avais pour moi. Je venais de prendre la décision de ne plus croire au paradis ou en l’enfer. (...)
C’était un vieux bourru de célibataire ronchon qui ne vivait que pour cultiver ses plants d’archéronte mais il préférait les fins heureuses... -Ma femme et mes amis héhéhé... Ca c’est une autre histoire... -Et Maavira ? Et Lombardo ? Rajouta Silène... Elle était amoureuse depuis longtemps de Lars. Mais ces deux là n’avaient jamais su se trouver. Sur l’instant, je me promis de leur donner un coup de pouce un jour. (...)
Servez-m’en d’abord un autre ! La soirée s’annonçait longue, j’allais bien avoir besoin de ça... Le sourire du Dragon -Permettez que je boive une autre choppe encore avant de continuer mes amis. Ma gorge est sèche et je suis bien fatigué... (...)
Je m’étais fait la promesse de ne plus jamais prendre de cuite à la houppebrune, mais il restait tellement d’autres alcools à savourer... -Raconte-nous pour ta femme et Marik ! Supplia Lars. Le bougre me connaissait trop. J’avais l’oeil trop allumé ou le sourire trop joyeux pour que l’histoire que je venais de lui raconter se solde par la mort de toute mon équipe... Je souris en pensant à la douceur des bras de Doliane, à la folle énergie qui débordait du nain et à la quête irraisonnée qui emplissait le coeur de Nasht... Marik se réveilla en sursaut. Il avait un affreux goût de sang dans la bouche. Ses poumons étaient meurtris et sa veste déchirée. Il avait dû prendre un sacré coup dans son sommeil parce qu’il était couvert de sang coagulé au niveau de la poitrine. (...)
Les couleurs se mélangeaient, fondaient de nouvelles palettes, s’insinuaient partout, menaçaient - presque - de vous dévorer. La peau de Marik avait déjà pris plusieurs teintes en quelques battements de cil. Il grommela pour se remettre les idées en place: un juron bien senti qui mélangeait la haute opinion qu’il se faisait des péripatéticiennes et du mauvais temps. (...)
Les flaques multicolores sur le sol ressemblaient à du sang. Et il manquait quatre personnes à l’appel. Chat, encore, ça pouvait être normal; il aimait bien se lever dans la nuit pour faire un tour. Mais Nasht, la gamine et le cul-serré de percepteur qui les accompagnait, ça, c’était un peu moins logique. Il y avait visiblement eu des traces de combat et il constata, en massant sa poitrine et la déchirure béante dans son cuir qu’on avait dû lui mettre un coup de tranchoir ou de hache qui l’avait laissé pour mort. (...)
Il décida de passer au second plan la priorité de déterrer son marteau de guerre et son épée pour se pencher vers Doliane. Il poussa un sourire de soulagement en constatant qu’elle était encore en vie. Elle était bizarrement endormie sous quelques graviers épars. Son sommeil semblait profond. (...)
Il imprima une baffe un peu plus conséquente sur la joue de la lutine tout en braillant un retentissant: -Doliane ! Réveille-toi nom des Dieux ! Elle ouvrit un oeil. Elle avait l’air complètement dans les vapes. Marik n’était pas grand clerc mais il comprit au regard torve de la belle qu’elle n’en savait pas plus que lui sur la situation actuelle. (...)
J’ai pas été réveillé pour mon tour de garde et un enfant de salaud m’a “planté” assez fort pour me tuer ! Gueula Marik. L’imbécile qui avait fait ça avait sans doute bien fait son boulot. Mais Marik était un être à part. Il ne lui fallait que quelques sabliers pour revenir des portes de Jazerbel. (...)
-Par les quatre signes de Cipion ! Ce n’est pas possible qu’il y ait eu un combat sans que je sois réveillée... Doliane arrêta de se pétrir la nuque et entreprit mollement de se relever. Elle avait l’impression de sortir d’un long coma. (...)
Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On attend la fin de la tempête ou on fonce à la recherche de ton homme en prenant la colère du Dragon en pleine poire ? -Je ne sais pas trop mon gros ! Je ne crois pas que ça soit un temps pour le fer ou l’acier dehors... Il vaudrait mieux attendre un peu et puis je ne suis pas trop en état de toute façon... Marik fit jouer ses articulations et craqua méticuleusement toutes les phalanges de ses deux mains. Il n’avait pas vraiment besoin d’armes pour terrasser un adversaire humanoïde mais ce n’était pas exactement le genre d’endroit où les ennemis pouvaient être normaux. (...)
Si des vouivres traînaient encore dans le coin, il valait effectivement mieux attendre que la tempête se calme. Doliane se blottit dos contre la paroi en serrant contre elle la couverture de Chat. Elle avait besoin de se rassurer en sentant l’odeur de son homme. Rapidement son esprit d’analyse fit le point sur la situation. (...)
Les bardas n’avaient pas été empaquetés, les objets les plus importants qu’il semblait manquer étaient les armes du précepteur et de Nasht. L’épée de Chat était toujours enterrée. Tout ce petit monde n’avait pas pu partir bien loin. Elle se maudit un bref un instant de ne pas mieux maîtriser ses disciplines mentales, elle ne savait pas rentrer en finesse dans l’esprit des gens, elle ne savait pas les contacter ou lire en surface dans leur esprit. Non, ses talents étaient plus bruts: envoyer une déflagration psychique ou énergétique, améliorer ses capacités physiques, modeler la matière organique ou minérale et se libérer des forces de la gravité. (...)
Non, un psikaë n’avait rien à voir avec un magicien, il ne choisissait pas ses pouvoirs et il lui était très difficile d’en apprendre d’autres que ceux que Cipion avait bien voulu lui donner. La fichue couverture était détrempée, l’empreinte de son Chat était bien trop diffuse pour que son odorat puisse s’en contenter. Elle poussa un juron court et bien senti. Marik se retourna et s’approcha. Il se posa à côté d’elle et se laissa lui aussi glisser dos contre le mur. (...)
Les couleurs commençaient à rentrer dans les crânes, il fallait se concentrer car les tourbillons multicolores pouvaient aussi teinter votre âme, emporter votre raison ou vos sentiments dans les vertiges de la folie. Marik fixa ses mains qui passaient par toutes les nuances de l’indigo et du violet puis adressa une prière à Fulkion, Dieu de la Force et du Courage. Ce n’était pas la peine d’en faire plus songea-t-il, car Doliane avait dû sans doute déjà prier les autres Dieux. La seule chose qui restait à faire c’était de dormir: le temps passerait plus vite... Doliane revint à elle la première lorsque la tessiture de l’atmosphère environnante reprit son aspect - disons - normal. (...)
Elle ne se rappelait pas avoir fermé les yeux et n’avait pas de souvenance particulière du moment précis où les couleurs avaient cessé de se mélanger. Elle secoua Marik qui s’ébroua en sursaut. -Hein ? Quoi ? Grommela-t-il. -On va pouvoir y aller... Déterre tes joujoux et mange un petit morceau pour reprendre des forces. (...)
Il balança une traînée de jurons: les péripatéticiennes - décidément à l’honneur - furent mises à toutes les sauces qui débordaient, sur le moment, de son imagination fertile... Doliane esquiva les postillons éructés par la tempête verbale et s’approcha du bord de la caverne. Le soleil était au zénith, la brume mystique ne formait plus que de minces filets épars autour de certains bosquets et des oiseaux pépiaient un peu plus bas. (...)
Elle ne se rappelait pas avoir entendu le gazouillis des oiseaux depuis qu’elle était entrée dans la vallée. Mais elle ne préféra pas s’inquiéter d’un détail aussi minime: le dragon avait le droit d’aimer entendre les oiseaux chanter après tout. Elle avait des choses beaucoup plus importantes à faire. Elle se pencha sur le sol pour retrouver les traces de Chat ou d’un autre mais dut se rendre à l’évidence... Elle ne pourrait se fier qu’à son instinct pour se faire. (...)
La tempête avait jeté plusieurs fois un lourd rideau sur les traces de la veille, elle avait tout effacé. Marik sortit à son tour et éructa entre deux bouchées: -Qu’est-ce qu’on fait ma belle ? Demi-tour la queue entre les jambes ou on va bravement vers les noeuds d’énergie ? Doliane soupira, son instinct semblait avoir été endormi par la tempête. Elle se retourna vers le nain et murmura: -Mmmh. (...)
-Et si on les trouve pas ? On fait quoi ? On reste une semaine ou deux à les chercher tranquillement dans le domaine du Dragon ? -Si on ne les trouve pas... Je ne sais pas... On aura au moins la fleur. Et puis arrête de poser des questions, ce n'est pas moi la chef quoi... Marik sourit en croisant les bras. -Si ma belle, c’est toi la chef parce que t’es la plus belle, la plus intelligente, la plus vieille et la plus grande de nous deux... Doliane haussa les épaules en essayant, elle aussi, de sourire... -Pourquoi mon gros ? T’aurais aimé être la plus “grande” ? Marik fixa l’herbe battue en friche par la tempête et emplit ses narines des vapeurs entêtantes qui montaient de la vallée... (...)
-Tu serais capable de rester une semaine ou deux ici pour les chercher ? -Oh moi tu sais, je suis capable de tout tant que le dragon ne montrera pas le bout de son museau... Doliane rajusta sa tunique, posa fermement les mains sur ses hanches et, contemplant la cime des montagnes, lança d’un air de défi: -Bon, hé bien en route alors ! On a du chemin à faire. (...)
J’ai pas envie d’être invité pour faire une nouba définitive. On commence les festivités maintenant ? Doliane acquiesça en silence. Ils décidèrent d’établir leur camp de base dans la grotte et y abandonnèrent les provisions de leurs autres compagnons. Il semblait raisonnable de ne pas s’aventurer trop loin sans abri et puis Chat ou Nasht pouvaient toujours repasser par-là pour récupérer leurs affaires. Doliane décida même d’inscrire sur la terre humide qu’ils partaient vers les noeuds d’énergie pour trouver de l’archéronte. Il leur parut logique que Marik ouvrit la marche, il pouvait ainsi protéger Doliane pendant qu’elle se concentrait sur ses pouvoirs... La progression fut assez rapide. Le ciel était clair et l’horizon relativement dégagé. (...)
Au loin, dans les quelques poches de brume, de vagues formes apparaissaient de brefs instants mais elles ne prenaient pas corps. Ils se rassurèrent en pensant que le Dragon devait sans doute considérer qu’ils n’étaient pas une menace ou que leurs intentions étaient pures. (...)
.. Un court moment, l’image d’une terre vivante et blessée s’imposa à l’esprit des deux aventuriers. Marik posa la main sur son marteau de guerre et se pencha pour renifler: une vague odeur de brûlé semblait persister. Il se retourna vers Doliane et émit un bref sourcil interrogateur. Celle-ci préféra, elle aussi, ne pas parler et haussa les épaules en un signe qui devait vouloir dire : “Je ne sais pas ce que c’est mon gros mais on va continuer en étant prudent”. (...)
Quand on y réfléchissait, c’était incroyable ce que les gestes ou le regard pouvaient exprimer sans la parole. Et plus vous connaissiez la personne, plus vous pouviez vous exprimer en silence avec elle. Doliane songea fugitivement que c’était peut-être pour ça que les vieux couples ne se parlaient plus, ils se connaissaient trop. (...)
Elle se promit de ne jamais chercher à comprendre totalement l’homme de sa vie : elle aimait trop le son de sa voix... Elle emboîta son pas derrière Marik, et doucement, ils gravirent le monticule rocheux. De légers relents de chair calcinée leur parvinrent aux narines. (...)
Ils se fixèrent et décidèrent de contourner chacun d’un côté le gros rocher qui se tenait devant eux. Glissant lentement contre la pierre, Marik arma son marteau. Doliane ne sortit pas sa dague en os, elle focalisa ses ressources intérieures pour se préparer à lancer une déflagration psychique et jeta un rapide coup d’oeil vers le haut du monticule qui se découvrait maintenant. La surprise la laissa bouche bée assez longtemps pour que Marik puisse arriver à une hauteur suffisante pour profiter, lui aussi, de la scène: Nasht était allongé sur le dos, complètement roussi. Seules quelques touffes éparses de fourrure violette avaient échappé à la combustion... Marik gueula quelque chose sur les conditions d’hygiène des maisons closes et se précipita vers son compagnon. Doliane leva la tête dans tous les sens pour deviner si tout cela n’était pas une mise en scène pour les faire tomber dans un piège. Elle ne vit rien, mais préféra garder sa position de couverture. Marik se pencha vers le velu en continuant à grommeler des jurons bien sentis. Il inclina sa tête vers la grosse poitrine pour essayer de sentir une trace de vie. Nasht se secoua légèrement: tous ses nerfs étaient à vifs et le nain n’y allait pas de main morte pour voir si son coeur battait. Il n’eut cependant la force que d’émettre un bref gémissement. Doliane eut un sourire en voyant Marik se relever joyeusement au-dessus du velu mais ses yeux restèrent sombres: son compagnon manquait à l’appel. -Doliane ! Ramène ta fraise ! La boule de poil a pas voulu rester au gueuleton de Jazerbel ! Mais faut quand même que tu soignes sa gueule de bois ! (...)
Elle acquiesça et rejoignit ses deux compères au sommet de la butte. Le nain lui adressa un vague regard de supplication : il savait très bien l’état des blessures de Nasht. Après avoir constaté les dégâts, elle regarda assez tristement Marik. -Je n’ai jamais soigné quelqu’un en aussi mauvais état. Ca va me prendre plus d’un long-sablier de concentration et je ne serai pas fraîche à la fin. (...)
Mais je ne peux rien pour son cerveau... Je ne peux pas agir dessus, ça serait trop dangereux... -On s’en fout ma belle ! Notre prince boule de poils a déjà un grain de toute façon ! Lança Marik en joignant le geste à la parole... Doliane tenta de sourire faiblement. Si Chat avait subi les mêmes dommages, il serait mort. -Je préfère juste vérifier autour du monticule pour voir s’il n’y a pas d’autres blessés. Et je le soignerai plus bas, à côté du rocher, pour ne pas être trop à découvert. Marik avait beau être une grosse tête de pioche bornée, il savait aussi percevoir les émotions de ses camarades. Il chercha les mots pour rassurer Doliane sur le sort de son Matou mais se rendit compte qu’il ne pouvait pas y en avoir: personne ne pouvait dire ce qui avait pu se passer pour Chat et si sa chance insolente l’avait, une fois de plus, tiré de la fosse septique. Personne à part Chat lui-même, ou le Dragon... Il préféra poser une main rassurante sur l’épaule de la lutine et pressa un bref instant dessus pour lui donner un peu de force. Elle murmura : -Aide-moi à le traîner en bas. (...)
Elle se concentra pour devenir plus vigoureuse - elle était capable d’acquérir la puissance musculaire de Marik - et commença à tirer. Avec leur force équivalente à celle des grands rudes, oui ceux qu’on nomme les géants, ils n’eurent aucune peine à descendre leur compagnon à l’abri. Marik demanda: -Je t’ai jamais demandé, maiiiis... Tu ne peux pas me rendre plus fort avec tes pouvoirs ? (...)
Ils firent sommairement le tour du coteau - il n’y avait pas besoin d’en faire plus pour l’instant - et ne trouvèrent personne d’autre. Doliane se pencha sur le corps meurtri du pauvre Nasht et se concentra pendant un petit sablier pour focaliser son esprit sur la seule tâche qu’elle avait à accomplir: remodeler la chair de Nasht pour tenter de le soigner. Marik enterra la hache de Nasht et son épée puis s’installa contre un rocher, le marteau dans la main. Il avait une longue veillée à faire. Quand Doliane aurait fini ses soins, la nuit serait déjà tombée. Il serait le seul en état pour protéger ses compagnons au coeur même du Territoire du Dragon... Marik releva la tête. Un bruissement furtif venait de le tirer de son demi-sommeil. La lune devait se trouver à la moitié de sa course dans le ciel. Il avait du s’assoupir quelques instants. Il observa ses compagnons. Nasht dormait difficilement avec une respiration sifflante ; il n’était pas certain qu’il puisse un jour retrouver tous ses talents de combattants. Certains de ses nerfs étaient peut-être si totalement endommagés que Doliane ne pourrait rien y faire. La lutine était recroquevillée en position foetale, les poings serrés. Elle avait fourni un énorme effort pour stabiliser les blessures de Nasht, elle avait besoin d’un profond sommeil réparateur. C’était peut-être mieux ainsi, dans son état de fatigue, elle ne devait même pas être capable de cauchemarder. Marik se demanda si elle serait à même de supporter la mort de Chat comme lui pourrait le faire. Il avait l’habitude de la mort: il avait déjà perdu par trois fois tous ses coéquipiers. Doliane avait beau être plus âgée que lui - qui sait combien de temps pouvaient vivre les lutins, une quarantaine de cycles semblait-t-il - elle n’avait connu le charme de la vie d’aventurier que relativement tard, à l’aube de son quatrième cycle, voici de cela huit longues années maintenant. C’était Chat et sa fougue juvénile qui l’avait décidé. Elle n’avait jamais travaillé avec d’autres personnes que lui, ni formé d’associations régulières depuis qu’ils s’étaient rencontrés. -Tu penses à quoi mon gros ? Lança-t-elle soudain les yeux mi-clos. Marik sursauta. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit réveillée. Il expectora violemment une glaire qui le gênait et répondit: - A notre équipe ma belle, et puis à mes vieux compagnons qui sont passé de l’autre côté. (...)
Elle ouvrit un peu plus les yeux. Ils étaient d’un vert plus profond que la forêt d’Arnadia au printemps. -Tu crois que Chat est mort ? -Non, je ne pense rien ma belle. Je m’demandais juste si tu saurais supporter sa mort s’il l’était vraiment. Marik n’avait pas envie de s’embêter avec des fioritures. Il aimait bien la vérité. Elle avait beau faire mal sur le moment, comme une grosse claque en travers de la figure, elle avait l’avantage de remettre les idées en place pour ne pas se perdre sur le chemin de la vie. (...)
-Tu l’aimeras toujours quand il sera fripé et bougon alors que tu seras toujours la plus belle des filles de Krige ? Marik sourit légèrement en pensant à ce qu’il venait de dire. C’était la première fois que cette idée lui venait. La relation entre Chat et Doliane semblait tellement naturelle... -Tu veux que je te dise vraiment ? Doliane s’adossa contre le rocher en se serrant les bras. Chat l’avait massée à cet endroit une journée et demi plus tôt. Elle eut l’impression fugitive de ressentir encore sa présence. -Ben tu sais, on a pas grand chose d’autre à faire ma belle ! Et puis si ton Chat est toujours en vie, ça lui fera la peau d’avoir les oreilles qui sifflent. -Non, il ne s’agit pas de me moquer de lui. (...)
C’est juste une idée saugrenue que j’ai eue il y a quelques années... -Ben par le troufion de Viiaerl, raconte quoi ! J’ai pas toujours de la bouse devant les yeux ! Doliane sourit légèrement. Quelque chose dans son coeur lui disait que Chat ne pouvait pas être mort. Qu’elle l’aurait su si cela c’était passé. -Et bien voilà... Tu vois mon pouvoir de maîtriser la chair... -Oui. -Je me suis toujours demandé si je ne pourrais pas le transformer en lutin comme moi... Marik s’esclaffa à moitié... -Ben sans les oreilles alors, laisse-lui le privilège de les garder rondes. (...)
Mais tout ce que je veux te dire en fait, c’est que mon pouvoir sur la matière doit être très puissant car il est très rare chez les psikaës. Très, très rare... -Peut-être parce qu’il n’a pas d’utilité en combat. Ricana Marik. -Non, pas pour ça imbécile ! C’est juste que... Bon enfin tu vois quoi je... -Ouais, tu penses que tu peux transformer Chat ? -Je l’espère de tout mon coeur en tout cas. Marik revint soudain à la réalité. Il avait été tiré de sa torpeur par un bruissement furtif après tout, et ils étaient là, à discuter pouvoirs de la psikaë. -Qu’est-ce que tu regardes ? Demanda Doliane. Elle avait des yeux de biche. -Ben je dormais à moitié tout à l’heure et j’ai été réveillé par un petit bruit... Une étrange lueur que Marik ne pouvait comprendre se mit à pétiller dans le regard de la biche. -C’était moi. J’ai fait du bruit pour te réveiller. (...)
Une nouvelle ponctuation, assez imagée, mais manquant de variété - la fatigue aidant - sortit de la bouche du nain pour souligner un “t’aurais pas pu me le dire plus tôt, non ?”. Doliane referma les paupières en frottant son crâne contre le rocher. -Tu ne me l’avais pas demandé. (...)
Je préférerais que tu sois en forme demain pour me surveiller. Ce n’était pas une réflexion stupide. Doliane pouvait remettre Nasht plus ou moins debout pour le milieu de la journée. Mais elle avait encore plus besoin qu’on veille sur elle pendant qu’elle se concentrait que lorsqu’elle dormait. Marik adressa une courte prière à Fulkion pour que Nasht retrouve sa force. Et puis une autre à Celebn aussi : pour que Chat revienne bien vite... Doliane se laissa glisser dans l’herbe et n’eut aucune peine à se rendormir malgré les ronflements du nain qui était tombé comme une masse. Il fallait qu’elle donne le meilleur d’elle-même le lendemain. Avec Nasht, ils auraient peut-être plus de chances de retrouver Chat... Marik se leva le premier. Il était très matinal lorsqu’il n’avait pas rempli sa panse la veille. Après s’être occupé de la cérémonie du réveil sur la partie basse de son anatomie, il se massa le ventre doucement. Son estomac le rappelait à l’ordre, il avait besoin d’un peu plus que des rations séchées de ces derniers jours. (...)
Un joli bosquet d’arbres fruitiers trônait à quelques pas: figues, pommes, cerises et mirabelles jouaient le carnaval des couleurs et des senteurs. Marik essaya de se rappeler le moment de l’année : on était au printemps. Bénis par les brumes mystiques, les arbres devaient donner tout au long des saisons. Marik eut envie d’une figue bien fraîche et juteuse. Il commença à saliver en pensant à la chair savoureuse du fruit qui glisserait bientôt sous sa langue. Marik aimait bien les figues, c’était un fruit qui lui plaisait. Une peau revêche qui cachait un trésor de gourmandise avec une chair granuleuse et fibreuse, certes, mais pourtant si fondante. (...)
La figue se cueillait facilement, mais cependant, elle savait vous montrer combien elle était précieuse en exprimant une sève blanche et urticante au bout de sa petite queue. Marik s’arrêta un instant ; un parallèle dérangeant entre la figue et ses organes génitaux commençait à naître dans son esprit. (...)
Il y avait certainement quelque chose d’incongru à se retrouver là, tout nu, hagard et en érection dans les hautes herbes. Il pensa combien Nasht et Chat auraient pu se foutre de lui sur le moment. Mais Nasht dormait et Chat n’était pas là. Marik songea que son émoi finirait par passer et qu’il y avait peu d’intérêt à rester figé en contemplation devant la taille de son gourdin. Grisé par le vertige des sens qui s’éveillaient en lui, il préféra se rapprocher du figuier. Il avisa une grosse figue bien mûre et sucrée dont la peau commençait déjà à craqueler légèrement. Une perle de jus gouttait lascivement à la base du fruit. Marik resserra la main sur la tige pour cueillir le fruit mais quelque chose d’étrange arriva. Une voix murmura dans sa tête: -Arrête ! Ne me mange pas gentil nain ! Je n’ai pas encore fini de mûrir ! Marik se figea à quelques pouces de la figue. Quelque chose ne tournait visiblement pas rond... -Oui ! (...)
C’est bien moi qui te parle, grand nigaud ! Moi la figue ! Ne me mange pas, s’il te plaît ! Regardant dans tous les sens, Marik s’exclama: -Où êtes vous ? Montrez vous ou je ... -Ou tu fais quoi grand nigaud ? C’était la deuxième fois qu’on le traitait de grand. (...)
Et ma façon de communiquer tient plus à la magie, c’est à dire aux forces qui nous environnent, qu’à un réel pouvoir de mon esprit. -Et qu’est ce que tu veux la figue ? Marik commençait à sentir le sang qui lui montait à la tête. Cela calma quelque peu l’ardeur entre ses jambes. (...)
-Ce que je vous ai demandé tout à l’heure. Attendez donc que je tombe pour me manger... -Pourquoi la figue ? Le Dragon va venir botter mon joli petit cul bleu si je te mange ? Qu’est-ce qui m’en empêche ? -Hé bien, rien il est vrai. (...)
-Mmmh, je disais que nous avions un moyen de défense pacifique mes copines et moi... -Tes copines ? Marik venait subitement de passer le cap du volcan de la colère. Il ne lui restait plus que le gouffre abyssal de l’incompréhension. (...)
Personne ne vous force à rien, ni à croire quoi que ce soit. Je n’ai fait qu’implorer humblement que vous me laissiez en vie... Marik jeta un oeil dans l’herbe pour voir si quelques figues ne traînaient pas entre les racines de leur arbre porteur. Et bien évidement, il n’en trouva aucune. Tout cela devenait vraiment de plus en plus louche. Marik fronça un sourcil en regardant la figue... -Dis voir, la figue... Je serai pas en train de rêver ou de respirer des spores par hasard ? (...)
Tout ce que je sais, c’est que mon heure sera bientôt venue et que je voudrais profiter de mes derniers moments... Marik s’assit dans l’herbe et essaya d’analyser lucidement la situation. Il était vraiment beaucoup plus doué pour l’action. (...)
Un petit air agaçant qu’on ne peut s’enlever de la tête une fois qu’on a commencé à en siffloter la mélodie. Il eut soudain un éclair de génie. Que ferait Chat ou Doliane dans une telle situation ? Mmmmh... Chat aurait demandé l’avis de Doliane parce que la figue était télépathe et Doliane, elle... Doliane aurait attendu que la figue tombe parce qu’elle aurait soupçonné que ça pouvait être une épreuve. Oui c’est ce que Doliane aurait fait... Attendre... Et vu l’état de la figue, il n’en aurait pas pour la journée... Quelque peu rassuré par le fait qu’il était parvenu à faire un choix, il se laissa aller contre l’arbre et se rendit compte qu’il chantonnait lui aussi la mélodie... La fichue petite mélodie... Elle n’avait pas fini de rester dans sa tête... Doliane se réveilla un peu plus tard. Une douleur persistante tambourinait sur sa tempe droite... Elle observa rapidement la cage thoracique de Nasht qui se soulevait régulièrement ; sa vie ne devait plus être en danger, il avait passé le cap. Elle s’étira légèrement en baillant et chercha Marik du regard... Il n’était pas là. Elle se releva pour voir si le nain ne se trouvait pas dans son champs de vision, mais elle ne remarqua rien. (...)
Il n’était pas certain que les baies de sauge-brune aient pu pousser en ce milieu de printemps, mais elle pouvait toujours avoir une chance avec de l’archéronte rouge, la forme la plus commune de la panacée. Elle songea que Nasht pouvait bien rester tout seul un quart de sablier, le temps qu’elle essaie de trouver une fleur et qu’elle satisfasse un besoin naturel. (...)
Elle avisa un petit bosquet en contre-bas derrière lequel elle pourrait avoir un peu de tranquillité tout en continuant à pouvoir surveiller le corps du prince déchu. Elle entama la descente du coteau et s’arrêta au bout de quelques pas... Quelque chose n’allait pas : elle sentait le contact humide de l’herbe matinale recouverte de rosée sous ses pieds. (...)
Evidement, elle ne remarqua personne. C’était peut-être une plaisanterie du nain. Du nain ou de... De Chat ? Un sourire radieux illumina son visage crispé par la douleur à la seule pensée que Chat était revenu et que, fidèle à son habitude, il s’était lancé dans une sorte de petit jeu érotique. Elle se mit à frémir et sentit une chaleur bienfaisante lui gagner le bas-ventre. Chat, caché dans un arbre, en train de l’observer nue... Il guetterait le moindre de ses mouvements, observerait la moindre partie de son anatomie, se repaîtrait du spectacle de son corps à elle glissant merveilleusement sur le tapis végétal. (...)
Et lorsqu’il n’en pourrait plus, il surgirait derrière elle, félin et câlin, pour lui faire l’amour. Il lui mordrait d’abord doucement le cou et... Et quoi ? Doliane réalisa soudain qu’elle était en train de s’emporter. Elle était fatiguée, pressée par sa vessie et dévorée par le mal de crâne. (...)
Il fallait faire les choses dans l’ordre: la vessie, trouver la plante, soigner le mal de crâne et faire l’amour avec Chat. Faire l’amour... Non, pas faire l’amour forcément... Et d’ailleurs, ce n’était peut-être pas Chat qui organisait cette petite farce. Elle fit une grimace de dégoût en imaginant Marik en responsable de toute cette mascarade. Peut-être s’approchait-il d’elle doucement en ce moment ? (...)
Elle reprit son souffle, inspira violemment l’air vivifiant de la montagne et descendit jusqu’au bosquet en faisant le blanc dans son esprit. Elle se plaça de manière à pouvoir observer Nasht et s’accroupit dans les hautes herbes pour soulager son besoin naturel lorsqu’une voix résonna dans sa tête. (...)
Si ce n’est un voyeur qui s’amuse à regarder les jeunes femmes en train de faire pipi ? -Ben, c’est moi l’archéronte rouge... La pauvre fleur qui est à vos pieds. Doliane haussa encore un peu plus haut son sourcil et baissa la tête tout en reculant légèrement les jambes. (...)
Une magnifique fleur d’archéronte de couleur sang se noyait au milieu des herbes, juste entre ses pieds. Doliane posa les mains au sol et pencha sa tête au plus près de la fleur. -Tu parles, toi, la fleur ? (...)
Houlalala, ce que vous êtes jôôliiiie, nue et à quatre pattes dans ce bosquet ! La douleur revint à l’assaut avec une force si vive que Doliane ne put s’empêcher d’émettre un gémissement. La fleur continua sur un ton joyeux. -Ben ça alors, gentille lutine... Vous devez avoir sacrément mal à la tête pour serrer les dents comme ça. Doliane tenta en vain le coup du sourire cynique et, tout en jetant brièvement des regards de côté, répliqua avec l’intention ferme de marquer un point: -Oui, j’ai mal. Mais je crois qu’on va pouvoir s’arranger tous les deux. (...)
Je vais te cueillir, faire bouillir tes pétales avec ton pédoncule et boire le tout pour soulager mon mal de tête... Doliane essaya de prêter à la fleur une émotion, ou un semblant de vie, mais elle n’en vit aucun. Elle ne bougeait qu’avec la brise qui remuait légèrement les herbes -Oh non gentille lutine, vous n’allez pas faire ça ! Vous n’allez pas faner ma beauté quand même, ça ne serait pas bien ! Doliane posa son index sur un des pétales de la fleur. Il n’y avait aucune chaleur, ni “vibration” particulière. (...)
Que je soupçonne une vilaine créature de me jouer un méchant tour... -Ah non, je vous en prie ! Croyez-moi, c’est moi qui vous parle ! Doliane sourit. Elle adorait jouer et cela atténua quelque peu sa douleur... -Tss tss tss, petite fleur ! (...)
Et nue et à quatre pattes ? Nue et à quatre pattes... Franchement si je ne parle pas à un pervers... Doliane releva brusquement la tête pour regarder autour d’elle. Mais le farceur était bien caché. -Je peux vous expliquer, gentille lutine, comment je sais tout ça. (...)
Je vous en prie, laissez-moi vivre ! Le mal de crâne s’estompa encore légèrement, il commença à devenir supportable. Doliane se rabaissa au plus près de la fleur et souffla dessus, avant de murmurer sur un ton presque sadique: -Vas-y la fleur. (...)
Et lorsque je suis à l’intérieur, je perçois à travers leurs sens. C’est pour ça que je sais que vous êtes jolie: vous vous trouvez très jolie... Doliane respira le parfum entêtant de l’archéronte: un étrange mélange entre le mimosa et la fleur de cerisier. (...)
Je veux bien concevoir que ma vie ne soit pas grand chose comparée à la vôtre mais quand même... Une vie vaut bien qu’on lui épargne même un douloureux mal de crâne... Doliane fronça les sourcils et se rappela soudain qu’elle était sur le Territoire-dragon. -Tu me demandes de supporter ma douleur, qui finira bien par passer, pour sauver ta vie ? -Oui, si ce n’est pas trop vous demander... -Bon... Après tout, tu m’as bien fait sourire, et le mal de crâne est déjà moins fort... Je vais te laisser là... -Oh merci gentille lutine ! Soyez bénie par Vishkan ! -Tu as plus besoin de Vishkan que moi pour ne pas faner jolie fleur... Doliane se releva doucement. La fragrance de la fleur persistait toujours dans ses narines, entêtante, envoûtante, comme si celle-ci avait voulu laisser en elle son empreinte. En descendant légèrement en contre-bas, pour avoir enfin un peu d’intimité, Doliane songea qu’elle ne pourrait pas se débarrasser facilement du souvenir de ce parfum. II faisait naître sur ses lèvres un sourire et il était presque aussi agréable que celui de son Chat... Nasht tenta d’ouvrir un oeil. Presque au hasard, il choisit le droit car il lui sembla que c’était celui qui le faisait le moins souffrir. La douleur le lançait partout comme si plusieurs milliers de fourmis avaient décidé de s’introduire dans ses chairs et de ronger ses nerfs. Curieusement, il n’eut aucun mal à ouvrir son oeil et la lumière ne l’éblouit pas. (...)
La souffrance n’était qu’une histoire de volonté et le puits sans fond dans son cerveau, une manifestation du Territoire-Dragon... Il décida de tourner la tête dans tous les sens pour voir s’il connaissait les lieux mais la seule chose qui lui sembla familière fut l’arête du pic du chat et de l’oiseau. Il songea très rapidement qu’il devait toujours se trouver dans les terres mystiques mais cette pensée ne l’effraya pas. (...)
Il se massa légèrement les tempes pour calmer le mal de crâne qui l’empêchait de raisonner clairement. Il avait déjà vu souvent Doliane faire ça quand elle avait trop utilisé ses pouvoirs psychiques. Un éclair traversa soudainement son esprit : le visage de ses compagnons d’aventure, une cuite mémorable à la houppebrune, une petite Dorli qui allait mourir, le territoire de Raalaojni, la hache qu’on lui avait achetée. (...)
Le trône qui lui était destiné, la gamine qui lui demandait avec un étrange regard de devenir son protecteur en lui donnant un objet, la tête d’un brigand qui roulait, un rêve bizarre et dérangeant où il abattait un coup de hache sur son pote Marik. Non, penser, même à voix haute, n’était pas une sereine activité pour quelqu’un comme lui. Lui, il préférait l’instinct, réagir tout de suite quand un problème “physique” se posait. (...)
-Tu ne trouves pas que c’est un peu primaire comme raisonnement ? Lui répondit alors une voix qui semblait sortir de nulle-part. Nasht n’était pas le genre de bougre à s’en laisser conter. Il sortit donc ses griffes, prit appui sur le rocher et brailla laconiquement: -T’es qui toi ? (...)
La voix répondit avec un accent de sournoiserie. On eut dit qu’elle voulait jouer avec lui. -Hé bien je suis ta hache pardi ! Nasht rassembla ses forces pour se relever mais aperçut soudain une motte de terre fraîche. Quelqu’un avait creusé un trou pour y enterrer des objets métalliques et il eut l’étrange certitude que sa “tranche-tête” était dedans... -C’est toi tranche-tête ? -Oui c’est moi ! Ca va toi ? Nasht se laissa glisser à quatre pattes et approcha doucement de la motte de terre battue en souriant. (...)
Il venait de comprendre une partie de la situation : sa hache était devenue magique, elle avait été bénie par les forces du Dragon... -Ben non, moi ça va pas trop ma toute belle... Mais toi, pourquoi t’es là ? -Ben tu le sais mon prince ! Parce que ça peut être dangereux pour moi dehors... Nasht haussa un sourcil ou du moins ce qu’il en restait. -Mais heu... Je veux dire... T’es magique maintenant. (...)
Qu’est-ce que t’en as à faire de c’te fichue tempête ? -Oh justement ! J’en ai beaucoup à faire mon prince ! Je dois apprendre à “flotter” sur les courants magiques pour témoigner de mon statut de princesse des armes magiques aux futures armes qui seront bénies par le Dragon... -T’es... T’es devenue une princesse ? Nasht enfonça ses griffes dans le sol. Un de ses doigts heurta le manche en bois de “tranche-tête”. -Oui ! Et je dois maintenant veiller sur mon territoire mon prince ! Tout comme tu dois un jour reprendre ton trône en Galrodie ! -Ben justement heu... Entre prince et princesse, on pourrait se donner un coup de main non ? -Je ne demanderais pas mieux, mais nos routes doivent se séparer mon cher prince Nasht... Nasht grinça des dents. Ses pensées s’affolaient : il avait rêvé toute sa vie de posséder une arme magique, d’avoir quelque chose entre les mains qui témoigne de son statut de prince... -Comment ça veiller sur ton territoire ? T’es à moi bon sang ! J’ai besoin de toi. T’es la première arme magique que je vois et tu ne veux pas... Tranche-tête lui coupa sèchement la parole. Nasht eut juste le temps de penser qu’elle avait l’air d’être aussi acérée pour la parlote que pour le combat. -Non prince Nasht ! Je ne veux pas et je ne peux pas. J’appartiens à ces terres maintenant ! Nasht caressa le bout du manche de la pointe de son doigt. La rugosité du bois éveilla une sensation étrange en lui, quelque chose d’agréable et diffus, juste à l’endroit où son index avait touché le bois. La buée lui monta aux yeux, il eut presque envie de pleurer. (...)
Il voulut parler mais ne put émettre qu’un vague hoquet. Tranche-tête lui murmura alors doucement: -Vous acceptez de me laisser reposer alors prince Nasht ? La douleur ne s’était pas estompée, ce n’était pas ça. Elle était toujours là, voilée par le souvenir tenace des aspérités du bois sur la pulpe de son index. Une larme perla sur la joue de Nasht et goutta sur le sol. Il ne put s’empêcher de penser au bien-être qu’il aurait ressenti en prenant tranche-tête à pleine main. (...)
Plus aucune douleur, des sensations de force, de plénitude et de puissance... Le trône, enfin, à sa portée... -Prince Nasht ? Acceptez-vous de me laisser accomplir mon destin ? Nasht regarda son index qui sortait de terre et se racla la gorge pour murmurer, presque entre deux sanglots: -Oui princesse tranche-tête... Puisse Fulkion te donner la force et le courage. (...)
La hache ne répondit pas. Elle avait maintenant ses affaires de hache magique à régler. Une autre larme perla sur la joue de Nasht pendant qu’il se laissait lentement aller à une position couchée. Il trouva plus confortable d’être sur le dos, à peu près dans la même position qu’il avait lorsqu’il s’était réveillé. (...)
Il rapprocha doucement son index de ses yeux humides, plus rien en lui importait plus que le souvenir de cet instant magique où il avait touché sa hache. La douleur était maintenant presque derrière, enfouie. Nasht adressa une brève prière à Fulkion et se rendormit un sourire aux lèvres. Il y avait peut-être des zones d’ombres dans les derniers jours mais il avait la certitude qu’il n’oublierait jamais ce moment, que la sensation tactile resterait à jamais ancrée en lui. Et c’était vraiment tout ce qui importait. (...)
La brume montait lentement des collines, elle s’échappait, en volutes et tortillons, des bosquets et des hautes herbes pour s’élever presque jusqu’au-dessus de la cime des arbres. Personne ne savait vraiment si la brume sortait des naseaux du Dragon endormi, mais la légende disait qu’elle était son émanation, son essence même. Le Dragon pouvait s’insinuer partout et observer tout le monde dans la vallée. Certains jours, il n’avait rien à faire, mais c’était rare. (...)
Il était trop occupé à créer de nouvelles formes de vie, à canaliser les fluides mystiques, à protéger sa vallée et à observer ceux qui osaient pénétrer sur son territoire. Ce que le Dragon faisait des intrus dépendait du Dragon lui-même et du Dieu dont il était issu. Et certains dieux étaient orphelins, ils avaient perdu tous leurs fils pendant les années chaos. La plupart de ces dieux sans enfants étaient ceux à qui on prêtait la bonté ou la miséricorde. (...)
Ils avaient un pouvoir immense, mais concentré sur un pauvre seul domaine dont ils avaient la charge pour empêcher que la magie ne déferle à nouveau sur le monde. Rralaojni était le seul Dragon qui restait issu d’un dieu juste. Il était fils de Cipion, héraut de la sérénité et de la maîtrise de soi. (...)
Les vieux ordonnateurs du monastère de l’infinie sérénitude dispensaient, d’après leurs dires, le savoir du Dragon. Mais il n’avait été fait nulle part mention que Rralaojni puisse être excentrique, humoriste ou joueur. (...)
Quoiqu’il existait certaines pierres qui avaient la propriété de flotter et certaines mares si asséchées qu’elles n’étaient plus que terres sèches et sans vie... La brume s’insinuant partout, le Dragon pouvait aussi percevoir à travers les rochers, les plantes, les animaux et les hommes. C’était ce qu’on racontait sur Rralaojni. (...)
Il était bien plus subtil d’agir en douceur que de se montrer sous sa forme la plus féroce. N’importe quelle incarnation pouvait convenir à un dragon mais Rralaojni avait une véritable prédilection pour le chat et l’oiseau. Un petit chat et un petit oiseau. Il n’était pas besoin de se montrer menaçant pour pouvoir agir quand on était un dragon. Le roitelet se posa sur la branche d’un genévrier et observa un long moment la chenille qui ondulait non loin de lui. Elle était bien inconsciente cette chenille, elle ne se rendait pas compte du danger : elle glissait, grasse et juteuse, vers sa fin. (...)
Le roitelet décida qu’il valait mieux rester, pour l’instant, bien caché là-haut. Les bipèdes avec les grosses voix aimaient peut-être manger les oiseaux... Marik gueula lorsqu’il se réveilla. Une bordée de jurons bien sentis dont les vedettes étaient, encore une fois, le plus vieux métier du monde et les plus basses fonctions organiques. (...)
Une sorte de rengaine un peu bizarre persistait dans sa tête. Il regarda autour de lui et constata que ses deux compagnons dormaient. Nasht était toujours étalé sur le dos et Doliane était lovée en boule dans sa couverture. Marik se gratta la tête en regardant le ciel.. Quelque chose n’allait pas. Il aurait dû être bleu et sans nuage. (...)
Et puis il manquait aussi un figuier : les seuls arbres qui s’étalaient devant lui n’étaient que des sapins à moitié engloutis par la nuée blanchâtre. Marik se demanda un court instant s’il n’avait pas été victime d’une illusion mais le souvenir de la figue était trop présent en lui pour que cela puisse être le cas. Il se leva et se dirigea vers Doliane pour la secouer. Peut-être avait-elle les réponses... -Doliane ! Debout par toutes les glaires Maosdra ! Brailla-t-il en secouant l’épaule de sa compagne d’aventure. Doliane entrouvrit les yeux légèrement, elle avait une odeur de fleur qui persistait dans ses narines et l’impression diffuse qu’elle flottait sur un nuage. (...)
J’ai dormi longtemps ? -J’en sais rien moi. Mais il faut que tu te secoues le popotin ! On doit manger des figues ! Doliane haussa un sourcil... Les figues ne lui disaient rien mais elle aurait bien respiré la douce fragrance d’une archéronte rouge. Le nain avait des yeux un peu fous... -Des figues ? On est au printemps Marik ! Il n’y a pas de figues en cette saison... Marik s’étouffa presque, ses yeux roulèrent un bref instant, puis il se frappa le crâne de la paume de la main... -La mélodie... J’entends toujours la mélodie... J’ai parlé à une figue qui chantonnait Doliane ! La lutine se releva sur son bassin et lissa gracieusement ses cheveux en arrière. Elle plongea son regard dans les yeux hagards du nain. (...)
-Et il n’y avait pas de nuages... Je sais. Moi, ce n’est pas à une figue que j’ai parlé, mais à une fleur... Marik se redressa en regardant à droite et à gauche. La brume masquait de nombreux contours mais sa vision était exceptionnelle : personne ne semblait les observer. (...)
Il fit un geste des mains sur le côté pour appuyer son incompréhension et continua. -Ben qu’est-ce qui s’est passé alors ? Doliane soupira. Une idée venait de germer dans son esprit mais elle n’en appréciait pas trop les contours. (...)
Je sens toujours l’odeur de la fleur... -Et moi j’entends la chanson de la figue ! C’est pas mieux ! C’est quoi la supposition trois ? Doliane se releva doucement en se massant le cou, s’appuya dos contre le rocher et croisa les bras en regardant, à nouveau, le nain droit dans les yeux: -Je crois que tu la connais... Le Dragon nous a envoyé un rêve pour nous faire passer une sorte d’épreuve. -Une épreuve ? Ben merde alors ! (...)
C’est complètement con comme idée ! Non on a dû se faire un joyeux carnaval dans la tête en respirant des spores, moi ch’ais pas !!! Doliane sourit en voyant le nain gesticuler dans tous les sens. Mais il devenait de plus en plus clair qu’elle avait raison. (...)
Elle réfléchit un petit moment pour trouver les mots, juste le temps nécessaire pour que le nain épuise le filon de tous ses jurons matinaux. -Marik, réfléchis un peu... Qu’est ce que c’est une figue pour toi ? -Ben rien... Juste un fruit pour être mangé. (...)
-Alors tu as eu pitié de quelque chose qui ne représente rien pour toi ? -Heuuu, ben ch’ais pas heuuu, oui... -Et nous, à ton avis... Qu’est-ce qu’on est pour le Dragon ? Le silence flotta un bref instant entre les deux compagnons, presque aussi tangible que la brume, presque aussi pesant que la moiteur environnante, presque aussi étrange que le temps suspendu... Marik, ou plutôt son estomac, rompit cet instant qui eut pu durer une éternité en émettant un horrible gargouillis liquide. Doliane lança sur un ton un peu plus désinvolte. -Ta panse a plus besoin d’être remplie que ton esprit mon gros ? (...)
-Je préférerais n’avoir qu’à remplir ma panse ma belle ! Ch’uis pas sûr de bien comprendre tout ce que tu veux me faire rentrer dans ma foutue caboche ! Doliane se pencha sur le sac qui contenait leurs provisions séchées et en extirpa des fruits secs. Elle en tendit les deux tiers au nain - il lui fallait bien ça - puis s’assit en face de lui pour éclater l’écorce d’une noix avec la pointe d’un couteau en os. (...)
Elle arrêta son regard sur sa main qui tenait le couteau et murmura doucement: -Ce que je crois... C’est que le Dragon a autant de pouvoir sur nous que j’en ai sur cette noix ou que tu pouvais en avoir sur ta figue... Marik marmonna vaguement un “mouais ?” entre ses dents et la noix qu’il brisait avec. Doliane prit cela pour un encouragement et continua en décortiquant sa noix: -Ce que je pense donc.. (...)
C’est tout simplement que, puisque nous avons été capables d’épargner quelque chose qui ne valait rien pour nous, le Dragon pourra estimer qu’on vaut la peine d’être épargnés nous aussi... Marik haussa un sourcil en se fourrant une autre noix dans la bouche. Doliane fit une petite grimace de dégoût lorsqu’elle constata que sa noix avait un occupant. Marik, qui préférait visiblement remplir sa panse avant sa cervelle de bourrique, ricana: -Y a de la viande dedans ma belle ? Doliane se figea le temps d’un souffle sur le ver qui se tortillait dans le fruit et reprit en regardant le nain. -Est-ce que t’as compris où je veux en venir ? (...)
Tout ce que je demande, à la limite, c’est que ton truc soit vrai. Comme ça on aura pas à se tarter le dragon. Doliane eut un faible sourire en posant délicatement la noix de côté dans une touffe d’herbe grasse. Elle en choisit une autre, qui lui semblait saine, avant de conclure: -Tarter... (...)
. -C’est que je voudrais entendre la suite de ton histoire... Savoir s’ils ont vraiment rencontré le dragon... J’observai Lars et ma maigre assemblée... Je souris en pensant qu’ils étaient loin de connaître toute la vérité. (...)
La troisième personne de mon auditoire, une jeune femme qui était aussi jolie que Silène, posa son regard sur moi et souffla doucement... -Peut-être préfères-tu nous raconter la suite demain ? Un nouveau sourire se dessina sur mon visage. -Non, demain mes compagnons seront rentrés du monastère et ils n’auront certainement pas la même version que moi. (...)
Glissa Lars en observant mon jeu de regard. -Les “méchants”... C’est un peu plus compliqué que ça, mais justement... J’allais y venir... Laïdrella posa doucement sa main sur la poitrine de son amant. Il dormait du sommeil du juste après lui avoir fait l’amour toute la nuit. Laïdrella sourit en tournant la tête pour se voir dans la glace. Elle aimait se voir nue, allongée contre lui. (...)
Elle adorait regarder son corps se mélanger au sien ou à celui de ses nombreux amants ou maîtresses. Mais il y avait quelque chose de différent avec Lombardo. Ce n’était pas juste une histoire de sexe, elle éprouvait vraiment quelque chose pour lui que son coeur sec n’arrivait pas à identifier vraiment, mais que n’importe quelle autre personne eut pu nommer : de l’amour tout simplement. (...)
Elle posa doucement sa tête sur sa poitrine et écarta sa longue chevelure d’ébène pour pouvoir observer son visage dans la glace. Laïdrella était très fière de ses yeux sombres et profonds, elle n’avait pas besoin de les souligner avec du khôl pour avoir un regard pénétrant. (...)
Les yeux étaient bien plus que le miroir de l’âme pour elle, ils étaient l’âme, ils pouvaient tout dire et tout faire ressentir. C’était peut-être pour ça qu’elle était devenue l’amante de Lombardo, il avait quelque chose d’étrange, lui aussi, dans le regard, une sorte de charisme glacé qui ne pouvait que l’émoustiller. Le fruit gonfla entre ses doigts, il était temps maintenant de s’en délecter. Lombardo, les yeux toujours mi-clos, plongea la main dans ses longs cheveux. Laïdrella eut presque envie de ronronner... Elle n’acceptait ce geste que de lui, personne d’autre ne pouvait la forcer - pas même son mari - si elle n’avait pas envie de faire une chose. (...)
Ils avaient une semaine à passer tous les deux, les choses sérieuses pouvaient bien attendre un peu... La pénombre qui régnait dans la chambre ne gênait pas Lombardo, il commençait à connaître les lieux. Depuis trois jours déjà, il n’avait pas quitté la pièce. (...)
Un mouvement furtif se fit dans les draps derrière lui, elle avait dû se réveiller. Il se retourna pour lui sourire mais constata que les yeux de Laïdrella étaient clos. Des petits mouvements sous la tendre peau des paupières indiquaient qu’elle dormait toujours. Il haussa légèrement un sourcil et enfourna un énorme morceau de viande dans sa bouche. Le coeur de la chair était encore presque rouge, plusieurs gouttes perlèrent sur ses lèvres. Lombardo ferma les yeux pour déglutir et songea durant ce savoureux moment qu’il avait fait le bon choix en cessant d’être végétarien. (...)
Son repas terminé, il étala un peu ses jambes et se laissa aller à contempler le corps splendide de Laïdrella. Il n’avait jamais connu une aussi jolie femme, et de la position qu’elle occupait par rapport à lui, un aussi joli derrière. La courbe des reins et leur chute étaient ce qui faisait le plus frémir Lombardo lorsqu’il contemplait une jolie femme. C’était vraiment une chance que les moeurs soient aussi libres dans la principauté de Krige que dans les îles Dorli. (...)
Elle n’avait aucun qualificatif affectueux pour lui, ce n’était pas dans sa nature. Ils en étaient restés, d’un accord tacite, au tutoiement... Lombardo émit un mince sourire, il ne savait pas en faire des larges et les dispensait rarement, même dans l’intimité, c’était dans sa nature aussi. -A peu près un sablier je crois... Je te regardais, je regardais à quel point tu es belle... Laïdrella s’étira encore plus, avant d’accepter dans sa main, le verre de vin qu’il lui tendait. Elle lut dans les yeux de Lombardo de la curiosité au sujet des projets qu’elle mûrissait déjà depuis longtemps, mais elle se contenta d’un “merci” pour la coupe remplie de liquide ambré. Il lui plaisait de le voir chercher la bonne formule pour aborder enfin les choses sérieuses. (...)
Elle se cambra encore un peu plus, en se félicitant de sa perversité, avant de s’installer un peu mieux pour boire le verre. Lombardo se massa légèrement l’arrière de la nuque, un tic qu’il avait de temps en temps quand il avait un problème épineux à régler. Laïdrella s’étonna une nouvelle fois de la longueur des cheveux de son amant : ce n’était vraiment pas la mode Dorli de les porter aussi courts. Mais il était vrai que Lombardo se fichait de ce genre de détail. Pour lui, les cheveux courts étaient plus pratiques pour combattre, c’était aussi simple que ça. (...)
Elle songea un instant, qu’il était étonnant que les quelques pouvoirs de contrôle corporel que possédait Lombardo, ne lui permissent pas de changer plus que les traits de son visage ou la texture de sa peau. -A quoi penses-tu ? Lança Lombardo pour la sortir du fil de ses pensées. Elle fut surprise. Il marquait un bon point car son silence en disait long. Il cherchait à lancer le sujet subtilement. Lombardo n’était pas seulement un bon guerrier, c’était aussi un excellent diplomate ou négociateur. (...)
Les Haut-protecteurs du conseil remplissaient même parfois le rôle d’espion. Et en près de trois siècles d’existence, Lombardo avait eu l’occasion d’officier plusieurs fois sur le terrain. Laïdrella se laissa glisser légèrement dans le lit pour donner un meilleur angle à la vue qu’elle avait de sa poitrine dans la glace. -Je songeai qu’il nous restait encore quatre jours et que les affaires allaient être bien différentes ensuite... C’était suffisant pour le titiller, pour qu’il amorça par lui-même les choses sérieuses... Lombardo se leva et se fixa droit devant la glace. Il plongea son regard dans ses yeux sombres à travers le miroir, pour se donner une sorte de distance - non pas qu’il ne fut pas capable de soutenir son regard - mais parce que la conversation prenait un tour plus professionnel. (...)
Sa voix se fit plus glacée, mais il n’abandonna pas le tutoiement. -Je lis quelque chose de sombre en toi Laïdrella... Tu as des affaires sérieuses à régler et tu as besoin de moi. Pourrais-tu t’expliquer maintenant ou préfères-tu que nous continuions à faire l’amour ? Laïdrella posa doucement une main sur les fesses de Lombardo. Une folle pensée érotique la submergea pendant un moment : être un homme pour pouvoir le prendre. Elle laissa tomber ses doigts le long de la cuisse, juste derrière le genou. Lombardo était sensible à cet endroit là. Elle décida de continuer à jouer avec lui. -Et toi Lombardo ? Que préfères-tu ? Continuer à me faire l’amour ou parler sérieusement ? Une lueur de malice traversa le regard de Lombardo. -Moi je préférerais te faire l’amour sérieusement et pouvoir te parler d’amour... Elle haussa un sourcil en laissant couler sa main sur le lit. Elle posa ses yeux sur le drap froissé où courraient ses doigts. Lombardo venait de la faire frémir, mais elle ne voulait pas laisser paraître la moindre émotion. Son coeur devait rester froid, elle ne pouvait pas se permettre d’autres choix. -Joli compliment Lombardo. Il est vraiment dommage que tu n’aies pas le statut social suffisant pour te marier avec moi. -Je le sais, mais je n’ai nul regret Laïdrella. Je préfère être ton homme de l’ombre que celui de la lumière... Laïdrella enfonça sa tête dans l’oreiller et fixa le plafond. Le regard de Lombardo était toujours dirigé sur elle à travers le miroir... -L’ombre... Tu as trouvé le mot juste. (...)
Ils ne bougeaient plus ni l’un, ni l’autre. Ils venaient de trouver la position idéale pour continuer la conversation. Lombardo s’attardait sur le visage enfoui dans l’oreiller pendant que Laïdrella contemplait le nombre de noeuds dans le bois de la poutre centrale du plafond... -Je dois mourir Lombardo. Il faut que je disparaisse. Mon mari risque de se rendre compte que je travaille pour une faction rivale de la sienne... Lombardo ne frémit pas. Il savait que Laïdrella était plongée dans des affaires un peu compliquées, mais de là à supposer qu’elle avait choisi un camp opposé à celui de son mari. -Tu travailles pour l’ordre des progresseurs-conscients ? Je croyais qu’il ne comptait aucun mage en son rang ? -Non Lombardo, je ne fais partie d’aucune des deux sociétés secrètes de l’île. Et je m’intéresse encore moins aux savants fous qui prônent la destruction de la Magie, qu’à l’élite qui veut en restreindre l’accès aux seuls initiés dignes de recevoir le savoir : eux-même. -Tu résumes bien simplement la doctrine du Prince et celle de ses opposants... -Oui, mais il n’y a rien à dire de plus là-dessus. Non, moi je fais partie de ceux qui pensent que la Magie est nécessaire à l’évolution du monde Lombardo. Elle a créé notre race et toutes les choses merveilleuses dont nous pouvons profiter aujourd’hui... -Oui mais... -Non Lombardo... Ne me sors pas le couplet sur l’horreur des années chaos, la guerre des envoyés célestes et toute cette comédie. (...)
-Tu maîtrises toi aussi les pouvoirs de l’esprit non ? -Ils ne sont rien comparés aux possibilités qu’offrent la Magie Lombardo. Il faut que je disparaisse aux yeux de tous. J’ai des amis sûrs qui me comprennent et qui peuvent m’aider. Mais j’ai besoin de toi. Lombardo se retourna, l’affaire devenait trop sérieuse pour que le miroir continue à s’interposer entre eux. Il s’assit sur le bord du lit et prit la douce main d’albâtre entre ses doigts. -Laïdrella... Je suis sensé être au service de votre famille... Aussi bien au tien, qu’à celui de ton mari ou de ta fille, tu me demandes de les trahir là... -Non Lombardo. Je te demande de me rendre service tout en continuant à protéger ma famille. -Explique-moi mieux alors. (...)
Car une seule chose importait maintenant : profiter de ces trois derniers jours... Le cheval était vraiment un animal plus sensuel que le vormorar ou le woorljnup. Lombardo n’avait jamais aimé monter sur les lézards. Personne ne montait sur les lézards avant que les années-chaos ne leur donnent naissance. Le cheval était le plus vieux compagnon de l’homme avec le chien. Lombardo aimait les chiens et les chevaux. C’était des animaux loyaux et fidèles, on pouvait compter sur eux. (...)
La griserie de la cavalcade emportait un peu ses sens, il donna un léger coup de pied sur les flancs de l’animal pour accélérer le galop. Il avait choisi le meilleur étalon pour Laïdrella, elle serait bien avant lui à l’orée de la forêt, mais il ne voulait pas donner l’impression d’être un piètre cavalier. (...)
Elle avait seulement quelques coudées d’avance, ses cheveux noirs battaient au vent et déchiraient avec rage le ciel azuré. Elle tira d’un coup sec sur les rênes, le cheval se cambra. Elle se retourna avec un sourire ravageur pour l’attendre. Il ralentit le pas de son cheval plus doucement pour ne pas blesser l’animal. (...)
Elle n’avait aucun respect pour les chevaux, ils n’étaient pas plus intelligents, pour elle, qu’une vache ou un lézard. Son animal fétiche était plutôt la panthère ou le chat, un prédateur vicieux, malin et sournois. L’entrée en matière fut directe, elle lança en désignant un rocher sur le sol : -C’est ici que je dois mourir ! (...)
Il descendit de son cheval en lui flattant le cou et s’approcha du rocher. -Ici ? -Oui ! Mon double tombera de cheval et se tuera ici ! Lombardo haussa légèrement un sourcil. Elle en venait enfin au fait, elle préservait le mystère de toute l’organisation qu’elle avait mise en place depuis si longtemps... -Tu vas sacrifier quelqu’un ? Cela ne gênait pas outre mesure Lombardo, il avait été amené à faire des choses qui auraient dégoûté le plus endurci des rudes de Galrodie au cours des longues années qu’il avait passé au service des princes du conseil Dorli. Ce qui le préoccupait un peu plus, c’était qu’une femme allait payer. Lombardo n’aimait pas assassiner les femmes innocentes et n’acceptait jamais de tuer les enfants. C’était dans son code moral, et ses employeurs le savaient : une manière comme une autre de préserver son humanité ou sa santé mentale. -Oui, bien sûr. Mon mari exigera de voir mon corps. Il faut quelqu’un pour me remplacer. Laïdrella s’assit, jambes écartées, sur le rocher. Une froide détermination dans le regard rehaussait son charisme déjà, presque, surnaturel. (...)
-Tu devras quand même lui mentir... -Cela rentre dans le seul cadre des concessions que je fais à ma fonction : toi. Laïdrella étira ses jambes fuselées et se cambra légèrement, comme une chatte. Une intense pulsion sexuelle traversa l’échine de Lombardo mais il se contint. Ils feraient l’amour après la fin des explications... -Bien... J’ai embauché une jeune lutine, pour prendre ma place, il y a quelques semaines. (...)
-Ils ont des attaches quelconques ? -Non, ce sont deux mercenaires animiens en exil. -Qui te manque-t-il alors ? Laïdrella replia une de ses jambes contre son buste pour s’en servir d’accoudoir. Elle observa encore un long silence, presque de mort. Lombardo resta fixe, yeux dans ses yeux. -Il me manque un psikaë maîtrisant assez la manipulation corporelle pour la faire totalement ressembler à moi. (...)
Il est inutile de revenir là-dessus... C’était parfaitement sensé. Un nouveau silence, plus court cette fois, s’installa puis Lombardo glissa, en posant une main sur sa nuque. -Et pour ta fille ? Est-ce que tu t’arrangeras pour garder un oeil dessus ? (...)
Il n’avait pas à savoir si elle continuerait à surveiller son enfant de loin, cela aurait pu le pousser à commettre une faute en essayant de la retrouver. Non, c’était à lui et à Daerel de s’occuper de Maavira maintenant... -Je suppose que je dois partir maintenant à la recherche du bon psikaë ? -Il nous reste bien deux ou trois sabliers... Lombardo sentit une boule se former au fond de sa gorge. C’était la première fois en 20 cycles de bons et loyaux services qu’il ressentait une telle émotion. (...)
Un autre que lui eut tout fait pour s’enfuir avec elle, trouver un plan pour s’en aller avec la gamine aussi. Mais Lombardo était quelqu’un de différent, il était un Haut-protecteur depuis le début de son troisième cycle. (...)
Il déglutit pour ravaler l’émotion qui le gagnait et se pencha sur elle pour l’embrasser. Qui avait-il de mieux à faire sous le ciel bleu avec la femme qu’on aimait ? Rien, assurément... Lombardo s’arrêta à côté du chariot qui trônait devant l’auberge crasse et à moitié délabrée. Le ciel était gris avec un plafond très bas. (...)
La grosse flaque qui s’étalait sous le chariot ne se résorberait pas avant plusieurs semaines si le temps continuait comme ça. Cela ne gênait pas Lombardo, il était habitué au climat des îles Dorli et maîtrisait relativement bien des fonctions corporelles comme la sudation. (...)
Les grands rudes étaient forts et possédaient de l’allonge, mais ce qui comptait c’était la rapidité. Lombardo sauta sur le chariot pour cueillir le lanceur de couteau qui se trouvait de l’autre côté. Un autre coup de casse-tête ébranla le chariot. Lombardo bondit à nouveau sur le sol derrière le lanceur de couteau qui se retournait : une velue avec une cape sombre. (...)
Une gerbe rouge éclaboussa le chariot. Elle s’écroula sans un râle. Le furieux au casse-tête arrivait déjà à l’arrière du chariot. Lombardo bondit vers l’avant, enjamba le bras au sol qui tenait la massue et plongea sa fidèle dispensatrice de mort dans le dos du blessé. (...)
Juste au niveau du coeur. “Casse-tête” s’arrêta net. Achever un blessé en plein combat n’était pas dans ses moeurs. Lombardo pointa le survivant tout en glissant sa main libre derrière son dos pour saisir une étoile de lancer. (...)
Il fallait parler un langage qu’il comprenait sur un ton sans appel. En quelques battements de cil, Lombardo avait supprimé deux combattants beaucoup plus gros que lui. Les yeux de “Casse-tête” roulèrent. (...)
Pour la première fois de son existence sordide, le voile de Jazerbel s’était posé devant ses yeux. Il baissa lentement l’arme qu’il tenait au-dessus de sa tête. Lombardo continua sur un ton encore plus affirmé. -Mais tu te bats bien et tu sais quand t’arrêter. C’est bien ! (...)
Le grand rude fronça les sourcils pour se donner de la contenance, il faisait pourtant trois têtes de plus que Lombardo. -De quoi qu’t’as besoin ? -Je cherche un groupe d’aventuriers qui se trouverait dans la région. (...)
L’un d’entre eux, un humain noir qui s’appelle Rasjta, serait psikaë. “Casse-tête” tenta ce qui ressemblait le plus à un sourire avec ses larges crocs. Ouais, bien sûr, ça lui disait quelque chose : cette équipe avait fait parler d’elle, deux jours auparavant, dans le quartier des sangres. (...)
Je veux faire équipe avec toi dans le coup que tu prépares le briscard ! Le briscard ! Le vieux briscard ! C’était bien trouvé. Le sourire de “Casse-tête” s’élargit encore. -T’es sûr que tu pourras t’entendre avec eux ? Tu n’as pas l’air d’être du genre sociable, “Casse-tête”. (...)
-Si tu crois qu’ils le sont... Et puis à deux, on fera plus le poids... Une légère étincelle s’alluma dans les yeux de Lombardo. Le gros balourd essayait de jouer finaud. Il pouvait être un atout après tout. Il pourrait aisément passer pour le responsable de l’élimination de la bande de la main brune une fois que l’affaire serait réglée. Son esprit simple pouvait facilement être dominé par Laïdrella et il lui ferait un excellent garde du corps dans les premiers temps de sa fuite. -Bien “Casse-tête” ! (...)
Je comptais le trouver à l’auberge. Mais je crois que c’est ton jour de chance : la roue de Celebn vient de tourner. Lombardo ramassa un morceau de chiffon dans son sac et essuya sa lame-lune avant de la ranger doucement dans son fourreau. (...)
Je t’expliquerai les choses plus en détails... Si tu ne me trouves pas, tu demanderas “Serpent”. “Casse-tête” se gratta la tête en regardant Lombardo récupérer son sac pour se diriger vers le bouge infâme qui répondait au doux nom de “Délices des Mille-rêves”. (...)
S’il existait un endroit qui pouvait se nommer le trou du cul du monde, le “Délices des Mille-rêves” n’en était pas loin. En à peine le quart d’un petit sablier, Lombardo avait entendu tous les noms d’oiseaux connus dans et hors du continent. Il avait dû mettre aussi à terre deux importuns qui voulaient lui prendre sa place. (...)
Une clé au bras et une prise aux parties génitales avaient suffi pour se faire respecter des quelques têtes brûlées qui ne pouvaient pas s’empêcher de tester les étrangers. En attendant le retour de “Casse-tête”, Lombardo sonda les quelques individus qui semblaient sortir du lot : un barde velu qui jouait du tambourin, une naine bravache avec deux haches à la ceinture, un couple de mercenaires mâles qui semblait déjà avoir un contrat. (...)
Le quartier était le garde-fou nécessaire “officieusement” admis, et ses occupants, les pions manoeuvrables par n’importe laquelle des organisations occultes ou officielles de la ville. Lombardo s’attarda, avec une circonspection dont il ne serait pas cru capable, sur une mouche qui luttait contre la noyade dans sa choppe de cidre-aigre. (...)
La pauvre mouche aux ailes engluées lui fit penser, sur le début, à “Casse-tête”, au pauvre rôle qu’il allait lui attribuer dans la machination de Laïdrella. L’avant de la mouche surmontait péniblement la surface du liquide sur un mélange de morceaux de pommes concassées et de mousse. (...)
Si elle parvenait à s’échapper de l’eau et si on lui laissait suffisamment de temps pour sécher ses ailes, elle pourrait avoir la vie sauve. La vie sauve... Lombardo serra la hanse de la choppe plus fort dans sa main, jusqu’à blanchir ses articulations. Il songea tout à coup qu’il ne valait sans doute pas plus que cette mouche au sein du conseil Dorli. (...)
Une ombre se dessina soudain devant lui, il ne releva pas la tête et marmonna: -Assieds-toi... Le Grand rude posa son cul et jugea intelligent de ne pas écraser l’objet de l’attention de Lombardo. Il attrapa la choppe qui lui avait été commandée et avala le tout d’un trait, sans se préoccuper des éventuels occupants baignant à l’intérieur. Lombardo releva la tête au moment où “Casse-tête” éructa. Le grand rude put observer que la mouche s’était envolée. Il lança en adressant ce qui ressemblait, chez lui, à un sourire: -T’aimes pas les ch’tis morceaux de bestiaux dans ton cidre ? Le gris des yeux de Lombardo se fit plus trempé que l’acier. -Non je n’aime pas, et je ne tue jamais quand c’est inutile. (...)
“Casse-tête” poussa un “ouf” de soulagement intérieur. Il était parfois si bon de se sentir utile... Lombardo engloutit cul-sec la moitié de sa choppe, en maintenant l’intensité de son regard, avant de continuer: -Mais, en l’occurrence, c’est de ça dont je voulais te parler. (...)
Et t’as l’air de faire l’affaire à toi tout seul. C’est mieux remarque... Ca fait moins à partager... Lombardo se détendit légèrement en s’adossant un peu plus fort contre le mur, la serveuse s’approcha pour remplir leur deux choppes. (...)
De quoi assurer toute une vie de paysan ou de se retirer pendant un bon bout de temps. “Casse-tête” leva sa choppe pour la heurter à celle de Lombardo. L’affaire était simple et bien conclue. Lombardo émit un simulacre de sourire et rajouta. -Dernière chose... Il va falloir leur mentir. Je suis censé les embaucher pour piller des ruines d’un temple de Foroln en Animia. Je préfère les tuer à l’extérieur de la ville, tu vois. Toi, tu seras mon garde du corps... -Tout ce que tu veux Serpent. Tu causes et moi j’agis... Lombardo reposa sa choppe et jeta un coup d’oeil sur l’équipement de “Casse-tête”. Il avait pillé les affaires de ses amis : dans la vie, il n’existait pas de petits profits. (...)
La façade de la taverne de “L’écu d’argent” n’avait rien à envier à celle du “Délice des mille-rêves”, rien assurément. Lombardo s’arrêta quelques instants pour contempler les vagues traces d’enduit qui tentaient vainement de recouvrir la pierre taillée du bâtiment. (...)
“Casse-tête” marqua un temps d’arrêt avant de descendre les escaliers et se pencha sur un des deux débris qui exhalait l’alcool et le vomi. Lombardo haussa un sourcil et se retourna sans un mot. Le grand-rude émit un faible sourire en fouillant les poches crasses à la recherche de quelques marbres ou onyx et grogna vaguement: -Cui-là est mort... Il aura plus besoin de ses sous. Lombardo préféra ne pas attendre les résultats frénétiques d’une fouille stérile et poussa l’épaisse porte en bois trempé supportée par un lourd battant. (...)
Des remugles rances de toutes les odeurs habituelles dans ce genre d’endroit heurtèrent ses narines, mais c’était supportable : tout pouvait l’être après les “mille-rêves”. Lombardo balaya rapidement du regard le spectacle qui s’offrait devant lui. Rien ne semblait bien différent de ce qu’on pouvait s’attendre à y trouver. (...)
La moitié des clients était dissemblante, les taches brunes de sang séchées semblaient moins nombreuses, des jeux plus civilisés - comme les cartes ou les dames - étaient pratiqués, trois portes dérobées au fond de petites alcôves permettaient de régler des affaires louches et les serveuses paraissaient avoir les moyens de se défendre. Lombardo traversa la moitié de la salle sans éveiller l’attention des clients pour accoster - tant qu’à faire - la plus jolie des serveuses. (...)
Je suis certain que vous pourriez me les trouver. Elle tourna la tête pour le regarder droit dans les yeux. Lombardo eut un sourire intérieur en remarquant que son regard faisait de l’effet à la jolie fille. Elle masqua son trouble et chuchota: -Oui mais... Mmmmmh... Qui dois-je annoncer ? Lombardo sentit les habitués qui s’écartaient dans son dos, “Casse-tête” se posa derrière lui. La fille ne parut pas choquée, elle avait eu l’occasion de servir les pires brutes du continent. (...)
La sévérité de son regard contrastait avec son physique bonhomme, ça devait être un type dangereux et intelligent. Il ne pouvait en être autrement pour diriger ce genre d’endroit. Lombardo adressa un bref signe de la main au gérant des lieux et se pencha à nouveau vers la jolie brune. (...)
Une sorte de pont invisible sembla même se créer dans leur jeu de regard ; cette sorte de vibration intangible qui n’apparaît que lorsque les âmes sont teintées d’une même couleur. -Non. Je ne me donne qu’à ceux que j’ai choisis. Lombardo se retourna vers “Casse-tête” en lui glissant quelques pièces. -Tiens “Casse-tête”... Tu vas attendre à la table là-bas, juste devant les alcôves. (...)
Le Grand-rude acquiesça en faisant une vague grimace de satisfaction, avisa un tabouret qui pourrait supporter son poids et le prit sans demander l’avis de personne. Lombardo tourna légèrement la tête vers un client pour lui signifier d’un geste clair de l’index qu’il était occupé avec la serveuse. (...)
Elle sourit, mais de la tristesse perçait dans le fond de son oeil. -C’est madame et mon nom est Justine. Une fossette se dessina dans la joue de Lombardo, encore un rictus qui pouvait ressembler à un sourire, mais à cette sorte de sourire de compassion qu’on adresse à quelqu’un de proche pour le soutenir. La subtile vibration se maintint, asséchant leur gorge à tous les deux. -Votre mari est mort n’est-ce pas ? Et peut-être votre enfant ou vos enfants aussi ? Elle s’immobilisa. Le temps qu’un ange passe, Lombardo partit dans le vague ; il posa sur le joli visage celui de Laïdrella. Plus rien ne pouvait le retenir à la femme qu’il aimait, il devait se faire une raison. Et voilà que le joli minois de la serveuse éveillait quelque chose en lui. (...)
Quelque chose de trouble et d’inconnu, une subtile résonance qui n’avait rien à voir avec les pulsions bestiales qu’il ressentait en compagnie de Laïdrella. Il se raisonna en pensant qu’il avait peut-être envie de faire l’amour avec quelqu’un d’autre pour oublier les caresses de sa maîtresse. (...)
Elle était comme lui, sans famille et sans autres attaches que son travail qu’elle essayait d’accomplir du mieux qu’elle pouvait. Lombardo se rassura en songeant que sa sensiblerie faisait encore de lui un être humain ; il n’était pas devenu, au cours des deux siècles et demi passés au service des princes, une sorte de bras armé sans états d’âme. (...)
Ils passeraient la nuit ensemble dans un lieu neutre, dans la chambre feutrée d’une des meilleures auberges de la ville. Lombardo relâcha doucement sa pression, Justine venait de lui apporter bien plus, en quelques instants, que ce que Laïdrella n’avait fait en plusieurs années. Elle avait vu la flamme qui brillait encore en lui et possédait en elle un feu… Un feu si réconfortant qu’il semblait capable de distiller l’humanité dans la carapace froide qu’il revêtait depuis si longtemps. (...)
Il inspira doucement et s’éloigna vers l’alcôve sans se retourner. Elle avait son service à faire, tout comme lui... Lombardo sortit de sa transe en ouvrant un oeil, “Casse-tête” frappait à la porte en beuglant quelque chose de vaguement étouffé qui voulait dire : “Les gars qu’tu voulais sont là !” Lombardo se campa sur sa chaise, dossier en avant. Il posa son bras gauche dessus, sa main droite étant invisible pour les nouveaux arrivants. (...)
Davon, le chef de la bande, clôturait le groupe. Tous étaient lourdement armés avec du matériel de bonne qualité. Lombardo fit le blanc dans son esprit et désigna d’un simple geste les bancs qui se trouvaient de l’autre côté de la table. (...)
Il fit signe ensuite à “Casse-tête” de leur servir la houppe-brune qu’il avait commandée. Le nain bleu interrogea: -Elles sont à la prune-ardente ? Lombardo se força à sourire. Davon glissa ses petits yeux sournois, dissimulés sous d’épais sourcils broussailleux, vers le nain, puis sur Lombardo. -Attends avant de boire Marik ! Faudrait d’abord savoir de quoi qu’on cause... Les yeux du dissemblant ébène devinrent blancs. Lombardo ressentit une pression psychique dans son esprit ; Rasjta devait pouvoir lire les pensées de surface. Lombardo se concentra sur le visage de Justine avant de lancer froidement. -Si le psikaë essaie de lire dans mon esprit, il ne va pas voir grand chose. (...)
Rasjta fit une sorte de signe de la tête à Davon et ses yeux redevinrent sombres. Le grand rude attrapa une choppe au hasard et la tendit à Lombardo. -Détendez-vous le “Serpent”... -Ouaip, ça va secouer vos écailles... Lança celui qui s’appelait Marik en prenant lui aussi une choppe. -Et dites-nous plutôt pourquoi vous avez besoin de nous... Davon ne semblait pas avoir été gêné par le fait que le nain bleu avait pris la parole. (...)
-Pour piller les ruines d’un temple de Foroln en Animia aux abords du territoire d’Etronusq. -Par les treize couilles de Viiaerl ! Vous voulez pénétrer le Territoire-Dragon ? Vous s’riez pas un peu décalotté d’la caboche non ? Meugla Marik. Le nain semblait avoir la plus grande gueule de l’équipe. -Ca ne te regarde pas de toute façon Marik ! Tu dois accompagner le velu au monastère pour soigner son esprit. Grogna Davon. Le nain lâcha une volée de jurons extrêmement imagée sur la manière qu’avait Celebn de l’aider dans les jeux de hasard. Lombardo releva légèrement sa main, paume en avant, pour signifier qu’il avait besoin d’un peu de silence. (...)
Vous ne faites pas partie de leur groupe ? -J’ai perdu aux foutus dés de mes c... -Ca suffit ! - Coupa Davon - Marik doit accompagner un gars qui nous a sauvé la vie au monastère. Le type est dissemblant comme nous, mais il a pris un sacré coup sur la tête, il ne se souvient que de son prénom. -C’est pas un nom, Nasht ! Sa mère devait avoir de la fiente dans la tête le jour où ce pauvre type est né ! Pesta Marik. -Marik ! Arrête de faire le con merde ! Brailla le nain chauve en lui donnant un coup de coude. -Bref. (...)
- Reprit Davon, sans jeter un oeil sur les nains - On a dû désigner au hasard quelqu’un dans le groupe pour accompagner ce velu au monastère. -Et c’est le Marik qui fait la nounou ! Eructa le nain en se saisissant d’une deuxième choppe. Lombardo se força à dessiner un sourire amusé sur ses lèvres et sonda rapidement le groupe d’aventuriers avec l’acier de son regard. -Donc, vous ne pourrez être que quatre sur ce coup si vous l’acceptez ? -Tu l’as dit vieux bouffi ! (...)
Et mes potes c’est des bons, ils en ont des comme ça ! Rota le nain entre deux gorgées, tout en joignant le geste à la parole. Lombardo posa sa choppe sur la table et pencha la tête légèrement en avant pour faire semblant de réfléchir. (...)
Ainsi qu’une possibilité de garder certains des trésors enfouis sur place. Les paroles résonnèrent un bref instant dans le silence qui suivit, juste le temps nécessaire à Marik pour prendre l’inspiration suffisante afin d’éructer avec la force d’un crapaud-cloâque. -Combien d’avance ? (...)
Le commanditaire en offrira dix de plus lorsque nous le rencontrerons à Aalonda, avant de passer la frontière Animienne. Un nouveau silence s’installa. Lombardo suggéra. -Voulez-vous que je vous laisse un petit moment pour réfléchir ? Davon posa la main sur son menton, les quelques battements de cil qui venaient de passer avaient suffi pour peser le pour et le contre. -Non le “Serpent”. C’est d’accord. Mais on part dans trois jours. Lombardo figea son sourire et son regard glacé. -Pas “le Serpent”. Serpent si tu veux bien. Et mon garde du corps là, c’est “Casse-tête”. Le Grand rude laissa passer assez de temps pour vider sa choppe. (...)
On a pas fait les présentations. Moi c’est Davon Lames-sanglantes et mes potes c’est Rasjta Oeil-Nuage, Marik Mains-bleues, Lendovar Tête d’acier et Karel dit “le démon”. -A cause des cornes et de la peau rouge... - Glissa Karel en soulevant sa capuche - Vous croyez à l’existence des démons, “Serpent” ? Lombardo rabattit son bras sur le dossier et plissa légèrement les yeux. -Non je crois au démon, Karel. (...)
Les cris de pitié résonnaient dans le vent qui charriait les flocons. Il n’était plus qu’à quelques coudées, les yeux fous et exorbités... -C’est notre enfant Lombardo... Implora-t-elle en se mettant à genoux... -Il sera Dorli comme toi et moi, il devra servir le conseil. -Je ne suis pas Dorli, Lombardo ! -Si tu l’es. Tu es une avatar ! Un de ceux qui ont les traits des deux races. Tu es Dorli comme moi. (...)
Plongeons ensemble ! Il enfonça son couteau dans le ventre, elle l’agrippa. -Viens avec moi ! Je t’en prie Lombardo... Je t’en prie... Il la prit dans ses bras, un torrent de sang se déversa à leurs pieds. Le couteau tomba dans la neige. (...)
Il était perdu au milieu des étoiles avec deux vies qui s’écoulaient dans ses bras... Il voulut crier. Mais c’était peine perdue, il n’y avait déjà plus personne pour l’entendre... Lombardo se réveilla en sursaut et tourna la tête : Justine dormait tranquillement à côté de lui. Il se massa le crâne et se leva pour observer les étoiles. (...)
La lune était pleine et mélangeait sa lumière à celle de Celebn pour teinter le ciel d’une clarté presque irréelle. Lombardo ne put maintenir longtemps sa concentration sur les étoiles, Justine occupait trop ses pensées. Il croyait savoir, pourtant, ce qu’était l’amour avec Laïdrella, mais il se trompait. L’amour, le véritable amour, avait besoin d’innocence. Il n’y avait eu aucune perversité dans les deux jours qu’il venait de passer avec Justine. (...)
Mais quelques détails dans ton intimité et le grain de ta peau ne peuvent pas m’échapper... Elle bredouilla en sentant la main de Lombardo se poser sur sa joue. -Mais, heu... et toi ? -Moi ? Moi, je n’ai fait que prendre un visage commode pour engager des gens. (...)
On m’a chargé de veiller sur une enfant et il en va de mon honneur. Ses doigts graciles glissèrent sur son flanc, elle ne sanglota pas. Lombardo sentit qu’elle était prête à tout écouter. La vibration qui existait entre eux pouvait prendre maintenant tellement de couleurs… -Je t’enverrai de l’argent pour que tu te sortes de cette misère. (...)
L’innocence pure et sans tache, l’innocence qui l’inondait de sa lumière. -Quoi donc ? -Ton véritable nom, je garderai le secret... Lombardo ferma les yeux. Son véritable nom... Depuis le temps qu’il s’appelait Lombardo... Personne ne l’avait prononcé depuis si longtemps. Son père, sans doute, avait été le dernier à le dire. Lombardo inspira en sentant le coeur de Justine battre contre sa poitrine. S’il avait pu, c’eut été un bon moment pour pleurer. -Je m’appelle Liam Brume-Automne, Liam Brume-Automne... Lombardo s’assit sur un rocher, un peu à l’écart du campement, pour ressasser les dernières semaines dans son esprit. Une semaine de passion animale avec Laïdrella dans la propriété à l’extérieur de Krige, une trentaine de jours de voyage pour localiser un groupe d’aventuriers à sacrifier, deux longues journées dans les bas-fonds de Nexos, trois jours - presque irréels - en compagnie de l’innocence, et déjà, une semaine de voyage pour s’isoler en dehors des routes marchandes, pour exécuter trois pauvres types et droguer le quatrième. (...)
Mais ces gars là avaient de l’honneur, ils étaient parfaitement solidaires les uns des autres. Ils étaient prêts à se sacrifier pour une cause qu’ils estimaient juste. Comme lui. Lombardo retourna la tête vers le campement : ils faisaient tous la fête pour célébrer l’anniversaire de “Casse-tête”. (...)
Une forme titubante se détacha du campement pour approcher péniblement vers le rocher, “Casse-Tête” avait à moitié son compte. -Oh “Serpent” ! J’ai à te parler... Lombardo plissa les yeux et s’installa plus confortablement sur le rocher. Une brise légère venait de se lever, il releva légèrement la tête pour humer les subtiles fragrances végétales charriées par le vent. (...)
“Casse-tête” était en train de signer son arrêt de mort. C’était vraiment dommage, il aurait pu faire un bon protecteur pour Laïdrella. Lombardo se figea pour concentrer son “Hra” dans ses mains et son esprit. -Qu’est-ce que tu cherches à m’expliquer “Casse-tête” ? Que tu voudrais que je trahisse mon employeur c’est ça ? (...)
“Casse-tête” se recula un peu en titubant. Peut-être avait-il senti qu’il ne lui restait que quelques battements de cil à vivre. Lombardo glissa un bref coup d’oeil sur le campement, personne ne semblait les observer. -Dis-moi “Casse-tête”. (...)
Jazerbel lui ouvrait sa porte ce soir. Il tenta de crier en sortant rapidement son arme du fourreau. Mais c’était trop tard. Le poing de Lombardo déchargeait déjà toute la puissance du “Hra” dans sa trachée. Il tenta de lutter contre l’évanouissement. (...)
Il était déjà dans le gouffre noir lorsque le deuxième coup de poing lui brisa le nez par le dessous, lorsque les esquilles d’os plongèrent dans son cerveau, lorsque Jazerbel lui tendit les bras. Lombardo se releva rapidement. Il fallait faire vite maintenant. La chute du grand-rude n’était peut-être pas passée inaperçue. (...)
Tout sembla se passer au ralenti : la chute des récipients, la houppe-brune se déversant sur l’herbe, le nain essayant de brailler, l’étoile sifflant vers sa trachée, le cri étouffé par les gargouillis de sang remplissant la gorge. Plus le temps de réfléchir, Lombardo enduisit une de ses étoiles de tranquillisant et fonça vers le campement, lame-lune à la main. Tête d’acier, en se tenant la gorge, essaya de le réceptionner avec sa hache mais Lombardo fut plus rapide. Un éclair rouge-sang, la lame qui prenait son dû, la main chutant, toujours crispée sur la hache, le corps s’écroulant, hagard, en répandant sa vie dans l’herbe déjà mouillée. Lombardo avait fait son choix : la main-brune était constituée de bons soldats, elle pourrait connaître une mort glorieuse, l’arme à la main. (...)
Karel hurla, ses muscles bouillonnèrent, ses griffes sortirent. Il se laissa submerger par la rage berserk en bondissant sur l’ennemi. Un transmuté ! Lombardo plongea sur le côté en décochant son étoile vers Rasjta qui se préparait déjà à lancer une déflagration psychique. (...)
Le démon le manqua de peu et roula pour se remettre sur pieds. Davon lança une hache de jet en dégainant une masse. Lombardo plongea à nouveau en avant, hache et démon sifflèrent à côté de lui. Une seule griffe déchira sa cuisse. (...)
Rasjta retira l’étoile de son bras et se concentra à nouveau sur la cible mobile qui échappait aux coups de ses compagnons. Le démon était trop rapide, Lombardo se laissa tomber sur le dos pour le cueillir avec sa lame. Davon se rapprochait dangereusement et Rasjta lâchait toute l’intensité de son pouvoir. (...)
Tout défila encore plus rapidement : la pression dans la tête, l’impression que le nez et les oreilles étaient réduits à l’état de pulpe sanguinolente, la lame plongeant dans le ventre du démon, les crocs déchirant la chair de son cou, la roulade pour éviter le coup de masse et le porter sur le démon, la colonne vertébrale du démon volant en éclat, la lame brisée par le choc, le dégagement rapide pour éviter un deuxième coup de masse, Rasjta s’écroulant genoux au sol. En se réceptionnant en arrière, Lombardo dégaina sa griffe-lune. Le temps sembla revenir à la normale. Davon posa ses yeux sur le corps sans vie de tête d’acier et rugit en dégainant sa hache dans sa main libre: -Pourquoi ? (...)
A ses pieds, Karel entamait déjà un étonnant processus de régénération. En à peine un quart de sablier, voire peut-être moins, il serait sur pieds. Lombardo serra le manche de sa lame-venin et se concentra, l’énergie affluait déjà dans sa main. Il n’y avait pas de temps à perdre, ni de réponses à donner. -Tu veux pas répondre fumier ? Tu vas crever !!! Davon chargea, Lombardo attendit le dernier instant et plongea sur le côté. La griffe-lune se planta dans le mollet pendant que la hache glissait le long de son bras. Davon se retourna, Lombardo fit un autre plongeon, en arrière cette fois-ci, pour cueillir l’épée courte au fourreau du démon. (...)
Il comprit qu’il était mort et eut à peine le temps de murmurer “saloperie de Dorli” pendant que l’épée courte plongeait dans le crâne de Karel. C’était le meilleur moyen de l’empêcher de régénérer rapidement. Lombardo recula et se dirigea vers Rasjta. Dans un dernier effort de volonté, Davon fit un pas en avant, en levant sa hache. Lombardo se figea et regarda droit dans les yeux du grand-rude. Jazerbel apparut dans son regard et Davon s’effondra sans avoir eu une seule réponse. Lombardo se pencha sur Rasjta ; il commençait déjà à reprendre conscience. Un coup bien placé à la nuque l’envoya rejoindre les étoiles. Lombardo inclina la tête vers son torse. Le sang pissait sur son bras, sa jambe et son cou, un autre que lui n’eut peut-être pas supporté la douleur. (...)
Toutes les tâches secondaires comme recouvrir les corps de poix, les faire brûler ou s’occuper de ses plaies pouvaient maintenant attendre. Lombardo leva la tête au ciel, la lune n’était plus tout à fait pleine mais elle avait l’étrange couleur rousse de Celebn. (...)
Jazerbel, dieu de la Mort et de la Magie, septième dans la balance cosmique des Treize, dieu du milieu... Lombardo se retourna ensuite sur les cadavres, il voulut murmurer quelque chose, une courte oraison à la vaillance de ses adversaires. (...)
Mais il resta muet. La mort était toujours muette, le meilleur hommage à leur rendre était le silence... Laïdrella se pencha sur “son cadavre”. C’était du très bon travail. La tête semblait vraiment avoir heurté le rocher dans sa chute. Elle releva la tête vers Lombardo. -Bien... Il ne te reste plus qu’à t’occuper des trois autres corps... Lombardo haussa légèrement un sourcil. -Je n’ai pas encore tué le psikaë. Tu es sûre que tu ne veux pas l’emmener avec toi. Ses pouvoirs pourraient t’être utiles si tu veux changer à nouveau de visage. Laïdrella lissa ses cheveux - maintenant - roux et ondulés. -Non, je m’aime bien comme ça. Tue-le ! Je ne pourrais pas m’occuper d’un légume dans ma fuite. (...)
J’espère que tu pourras vivre enfin heureuse et apprendre la magie avec ceux que tu t’es choisie. J’ai donné huit vies à Jazerbel pour toi, il a intérêt à se montrer reconnaissant. Laïdrella passa la main dans son cou et se cambra légèrement. -C’est du cynisme Lombardo ? -Non. Simplement une étrange constatation. Depuis toujours la mort accompagne la magie. -Non Lombardo. Pas seulement la Magie, c’est ton arme qui a tué pour que je sois libre. Lombardo caressa le pommeau de son épée large, il devrait se contenter de celle-là en attendant que sa lame-lune soit reforgée en Dorli. Il songea, un instant, à répondre pour prolonger le débat, mais cela aurait été stérile. (...)
Protéger et servir les membres du Haut-conseil était sa fierté et son honneur. Les choses ne pouvaient pas être autrement, ni être discutées. Laïdrella monta sur son cheval en silence et lui adressa un dernier regard. -Que Jazerbel te ferme ses portes pour longtemps Lombardo ! Tu as encore de nombreuses choses à faire ! -Adieu Laïdrella ! Que Jazerbel t’ouvre les portes de sa lumière ! Il pencha ensuite sa tête sur le cadavre pour ne pas la suivre du regard : elle était déjà morte aux yeux de tous, même des siens. (...)
La nuit était vraiment avancée et, même si la fatigue pouvait se lire sur leur visage, il était clair qu’ils ne me lâcheraient pas avant d’avoir eu le fin mot de l’histoire. Silène ouvrit la bouche la première. -Où est-ce que tu nous amènes, là, Chat ? Lars tourna la tête vers elle avec des yeux pétillants. -C’est bien là dans la façon de faire de notre “Chat”. Il aime provoquer le mystère... Je fis un geste pour signifier que ma choppe se sentait bien vide. (...)
La jolie jeune fille me lança une nouvelle oeillade. Elle avait de magnifiques cheveux roux... Des cheveux roux. Que Celebn me botte le cul ! Laïdrella, aussi, avait les cheveux de cette couleur. -Ca ne va pas Chat ? Susurra-t-elle suavement. Lars fronça un sourcil en rigolant. -Oh Silène ! Dis donc un peu à ta cousine de ne pas chasser sur un terrain déjà pris ! (...)
Un trait barra soudain mon front. Pardonner les péchés de la jeunesse. On était encore en plein dans le mille. Le chat noir sortit de son abri, s’étira sur ses longues pattes et secoua son pelage mouillé. Non pas qu’il n’appréciait pas une bonne douche de temps en temps, ou de faire trempette dans les ruisseaux pour chasser le poisson, mais la pluie avait vraiment été torrentielle depuis quelques sabliers. (...)
Il avait essayé, pourtant, d’arriver à temps dans la bonne direction, mais la magie était vraiment très puissante dans son domaine et elle pouvait avoir facilement raison d’un chat. Il n’avait pas pu faire autrement qu’attendre. Il leva les yeux au ciel, le plafond était encore lourd de nuages sombres et épais. Le chat put quand même percevoir la lumière des deux lunes ; c’était rassurant de les sentir là. La tempête semblait être passée et l’oiseau avait chanté. (...)
Il avait une meilleure vue d’ensemble dans la vallée, il pouvait voir les choses arriver de loin et esquiver le danger rapidement. Mais dans les hautes herbes et les rochers, le chat noir était le roi : furtif, invisible, rapide et intouchable, car très méfiant. Oh oui. Beaucoup plus méfiant que l’oiseau. Le chat ne s’était jamais fait attraper jusqu’à présent ; il ne s’était jamais montré. L’oiseau était là pour la parade, pour pépier gaiement, pas le chat, non pas lui. Le chat était là pour savoir et agir, pas pour chanter ce qu’il voyait. A quoi cela servait-il, je vous le demande, de chanter comme ça ? A rien, à rien d’autre que se faire remarquer par le chat ou ceux qui n’auraient pas dû le voir. Le chat n’avait pas de défauts comme l’oiseau, il n’était pas passif, ni insouciant. Le chat était un être parfait sans taches et sans reproches. Certains fâcheux pouvaient, certes, lui reprocher d’être cruel ou vaniteux. (...)
Mais ce n’était que paroles proférées en l’air par des ignorants qui ne pesaient en rien “l’état d’être un chat”. La cruauté ? Que nenni mes braves ! Jouer avec sa proie n’avait rien de cruel, absolument pas. (...)
Celui qui tuait tout de suite ou bien celui qui laissait une chance à sa victime de s’échapper ? Le chat ne faisait-il pas un acte de pure bonté en permettant à sa proie d’avoir l’espoir ? La vanité ? Non, c’était bien vite exagéré. Disons plutôt que le chat avait une conscience aiguë de ses capacités ou de sa beauté, et qu’il était parfaitement à même d’en juger ou de s’en servir pour en faire profiter les autres. Le chat n’était, en somme, que l’animal éclairé qui pouvait montrer le chemin de la grâce ou de l’intelligence à ceux qui en étaient cruellement dépourvus. Pour évoluer et grandir, il fallait un modèle. Ce n’était tout de même pas la faute du chat si c’était lui qui avait été choisi. Le chat se mira un petit instant dans une flaque d’eau. Il contempla ses yeux verts. Un vert si profond, qu’il semblait, à lui seul, posséder toutes les teintes de la vallée. Vert était vraiment la meilleure couleur pour les yeux d’un chat, il y avait quelque chose de presque hypnotique, reptilien, dans ce vert là. Satisfait du reflet qui s’offrait à lui, le chat se retourna vers un gros rocher. Il était temps maintenant de passer aux choses sérieuses. Quelqu’un avait fait une grosse bêtise sur son Territoire et il fallait agir. (...)
Qu’y avait-il ? Ha... Une espèce de grosse boule de poil toute brûlée, une gamine toute cabossée et un chat bien abîmé lui aussi... Et puis il y avait aussi une de ses pierres, quelqu’un avait cherché à jouer avec et tous avaient payé. (...)
Il était plus logique de commencer par celui qui tenait la pierre... Ce fut la chaleur qui réveilla Maavira, une chaleur douce, diffuse et bienveillante qui caressait son corps nu. Elle essaya de ressentir chaque zone de sa peau avant d’ouvrir l’oeil : c’était une impression étrange, celle de baigner dans la lumière. (...)
Qu’allait-elle trouver quand elle ouvrirait les yeux ? Ne valait-il mieux pas rester allongée, là, dans un état proche de la béatitude ? Béatitude... Maavira sentit ses sourcils qui se fronçaient... A l’intérieur, dans ses pensées, quelque chose de noir subsistait, quelque chose qui l’empêcherait de s’immerger totalement dans la lumière, à jamais. (...)
Le sombre ver se tortilla dans son esprit et dessina d’étranges circonvolutions, il écrivait des mots, des phrases qui nécessitaient des réponses... « Qui suis-je ? ». « Ou suis-je? ». Maavira ouvrit les yeux. Le ciel avait pris la plus jolie des teintes azurées. Une sorte de bleu roi magnifique étalé, juste pour elle, par la palette des Dieux. (...)
Le paysage était enchanteur, une sorte de vibration étrange semblait régner dans l’air. Elle n’avisa qu’un seul être vivant cependant : un chat noir tranquillement assis sur un rocher. Il était posé comme une statue, les pattes avant collées le long de son poitrail, dans cette posture qu’ont les chats en céramique qu’on vend en Aligie. (...)
Mais je peux comprendre si tu as besoin de temps pour te reprendre... La voix se matérialisait dans sa tête, le chat ne parlait pas, il communiquait, avec elle, par télépathie. Le serpent lui murmura que tout cela commençait à ressembler à un rêve, mais elle décida de jouer le jeu un petit moment. Elle se retourna complètement vers le chat et se posa sur ses fesses, jambes repliées et mains en appui derrière le dos. C’était une position pratique et nonchalante qu’elle pourrait tenir plusieurs sabliers. -A parler de quoi, le chat ? -De la pierre que tu m’as volée pardi ! Elle est à moi et ce n’était pas vraiment très gentil de vouloir me la prendre. (...)
Le serpent se tortilla encore plus fort dans sa tête, il cogna, butta et tambourina dans tous les sens, mais quelque chose n’allait pas. Il n’entendait rien à cette histoire de pierre. Maavira comprit soudain que le serpent cherchait sa mémoire. Elle essaya de le forcer à trouver quelque chose de tangible, mais rien ne vint d’autre que son prénom : Maavira. Le chat sembla sourire avec ses yeux, ils étaient d’un vert si intense que Maavira crût un instant qu’elle pourrait plonger dedans. Elle baissa un peu le regard et remarqua un étrange détail sur le cou du chat : une pierre, fixée par un fil invisible, pendait au niveau de son poitrail. Une pierre de forme cristalline avec des nuances irisées approchant du rose. -Ca n’a pas du tout l’air d’aller toi ma petite ! Quelque chose ne va pas ? Le chat devait savoir, mais il jouait avec elle. Le serpent lui hurla que la pierre était à elle. Elle sentit, alors, un léger poids jouer sur sa poitrine et baissa les yeux. (...)
Un cristal aux reflets azurés reposait sur son sternum, attaché, lui aussi, par une sorte de fil invisible. Le chat continua sur le même ton légèrement moqueur. -Ha ! Tu commences à comprendre ? C’était énervant et insultant. (...)
Je sens de l’orgueil dans ta façon de me regarder. Ca ne te plaît pas que je te parle sur ce ton là ? Le serpent cria: “Tue le chat ! Détruis-le !”. Elle sentit son pouvoir se rassembler dans son esprit, se concentrer en boule débordante d’énergie. Elle eut un sourire cruel et dirigea la boule de toutes ses forces vers l’arrogant petit chat noir. -Tu vas mourir chat ! La déflagration psychique fut si violente qu’elle éclata le haut du rocher. Le haut du rocher, mais pas le chat. Le chat n’avait rien pris. Il était resté immobile au milieu des petits morceaux de pierre. Comme s’il avait voulu se moquer d’elle. Quelque chose dans la tête du chat exprima un sourire sadique. -C’est tout ce que tu sais faire contre moi ? Ce n’est pas sérieux, jeune fille... Maavira se releva en rage. Ce chat symbolisait tout ce qu’elle détestait. Elle voulut s’approcher de lui pour l’étrangler, mais le serpent lui hurla “Danger !”. Elle s’arrêta à moins d’une coudée de lui. Le chat ne dégageait aucune odeur et ne faisait pas de bruit de respiration. -Qui es-tu et que me veux-tu sale chat ? Le chat continua à dégager, avec son regard ou le pli dessiné par sa bouche, une impression de perversité, de malignité. -Je ne suis pas un sale chat, jeune fille ! Et je veux récupérer ma pierre ! Maavira serra le cristal qui pendait à son cou, il s’en détacha pour rester dans sa paume. Elle ne se rappelait peut-être plus de rien, mais le serpent, toujours logé au fond de son crâne, sifflait assez fort pour la convaincre de garder la pierre. -Tu n'auras rien sale chat ! Ce truc est à moi ! T’entends ? T’auras rien !!! Et fiche-moi la paix ! Le chat maintint l’intensité de son expression et ses yeux semblèrent plonger en elle. Il venait de trouver la meilleure pose pour lui parler. (...)
Un cadeau de ton père pour noter des informations, ton journal ou des formules de sortilèges... -Et alors ? Qu’est ce que ça peut me faire sale chat ? Les yeux du chat ressemblaient à ceux d’un serpent, à ceux du serpent qui tournait à l’intérieur de sa tête. -Et bien disons que, par un étrange phénomène dû à l’endroit ou à quelques propriétés que je possède, ce cristal contient maintenant toute ta mémoire. (...)
Le serpent se convulsa. Tout ceci ressemblait à un rêve. Ressemblait seulement, car ce n’en était pas un. Le chat sembla percevoir l’angoisse qui montait en Maavira. -Ah enfin... Tu commences à avoir peur. C’est bien, c’est une bonne chose. La frayeur te fera perdre le masque de l’arrogance et de la suffisance... La rage que le serpent contenait en lui fut plus forte que la peur. La colère déborda. Maavira sauta sur le chat pour l’agripper, l’étrangler, le tuer. Il fut plus rapide et bondit sur le rocher d’à côté, en gardant son air narquois. Maavira sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle allait devenir folle avec ce chat. -Jeune fille ! Ce ne sont pas des façons de faire avec moi... Tu risques de me mettre en colère si tu continues. (...)
Et parce que tu ne te montres même pas digne de vivre, je pourrais te tuer. -Me tuer ? Mais qui es-tu pour dire ça sale chat ? -Un chat qui n’a rien à craindre de toi. Un chat qui possède ta vie entre ses pattes. Un chat qui veut que tu lui rendes son bien. Le serpent distilla à nouveau son venin. Maavira se calma en prenant un air mauvais. Elle se pencha vers le sol pour prendre un caillou et posa le cristal sur un affleurement de la roche. Le chat ne sembla pas broncher. Maavira leva le bras pour faire mine de briser le cristal avec son caillou. -On va changer tes règles du jeu sale chat ! Tu me donnes mon cristal ou je brise ta fichue pierre ! -Tu me menaces maintenant ? C’est bien la première fois qu’on le fait. Ca devient amusant. La colère remonta. -Apporte ! Ou je la brise cette pierre ! Les yeux du chat semblèrent briller. -Non, c’est toi qui dois me rendre d’abord ce que tu m’as pris. Maavira frappa de toutes ses forces. Elle ressentit l’onde de choc jusque dans son coeur. Caillou, cristal, serpent et conscience explosèrent en même temps. Tout s’arrêta d’un coup. Tout devint noir. -Réveille-toi le chat mince ! Alleeeeez quoiiiiii. Un petit effort ! Un rêve, un rêve que j’avais oublié. Un rêve qui se passait juste après que j’ai détruit le cristal. (...)
Peut-être était-ce pour ça que je l’avais oubliée. -Debout feignant ! On a des choses à se dire... Feignant... C’était l’expression favorite de ma Doliane pour me réveiller lorsque nous avions du temps pour nous la couler douce. Feignant... J’aimais bien. (...)
Curieusement je ne me sentis pas humide, je restai étrangement sec. Une vague forme noire, qui ressemblait à un chat, m’observait depuis un rocher. Il émanait de ses yeux une telle puissance que je me sentis un jeune chaton en face de lui. Je tentais de me relever mais plusieurs dizaines de flèches se plantèrent dans mon côté droit. Le chat noir murmura: -Tu souffres ? Je décidai de me camper sur mon flanc gauche, dans la position la moins inconfortable et serrai les dents pour répondre. (...)
-Ouais, c’est à crever... D’ailleurs je me demande même si je ne suis pas mort là... -Non, pas encore... Un chat a plusieurs vies. Selon la bonne expression consacrée, ça faisait mal quand je rigolais... J’attendis que l’envie de rire passe. -Ouais, un chat comme toi certainement. Mais, un Chat comme moi... La voix naissait dans ma tête, mais je crus entendre aussi un ronronnement. -Un Chat comme toi aussi. Tu as été baigné par le pouvoir pur. Tu en as forcément retiré quelque chose en rapport avec ta nature profonde. (...)
-Si c’est dans ta nature profonde... Mais je ne crois pas que cela fasse partie de toi, n’est-ce pas ? Tu es un Chat ordinaire, la seule chose à laquelle tu puisses t’attendre, c’est continuer à bénéficier de ta chance insolente ou vivre plusieurs vies. (...)
Je pris mon inspiration. Il fallait que je pose la question, juste pour avoir une confirmation. -Tu es le Dragon ? Les yeux du chat noir devinrent un peu plus reptiliens. -Disons plutôt que je suis essence de lui, comme l’oiseau ou l’endroit où tu te trouves en ce moment... -Tu es qui alors ? -Un chat curieux comme toi. Il s’amusait avec moi le bougre, il jouait exactement comme j’aurais pu jouer si j’avais été à sa place. (...)
-Et pourquoi fais-je l’objet de ton attention ? -Parce que tu as pénétré mon territoire et participé au vol de ma pierre. Le Dragon, bon sang ! Je parlais au Dragon. Par toutes les foudres de Celebn, je vivais là le sommet de ma carrière d’aventurier. -Non, on est venu pour une fleur, pour sauver une petite fille. (...)
-Oui et bien vingt-huit ou trente trois, ça revient au même. Tu as été bien naïf. Je marquais une pause. La douleur ne me laissait pas de répit. Le chat noir attendit posément sur son rocher, ses yeux avaient maintenant une couleur indéfinissable, une couleur qui ne pouvait pas exister en dehors de cet endroit. (...)
Ils étaient peut-être tous morts. Je pris un air grave. -Je peux avoir une réponse à une question avant ? Le chat continua à ronronner. -Tu n’es pas bien placé et assez présomptueux, mais vas-y. Après tout, je t’ai dit que nous étions entre chats. -Mes amis, Doliane et les deux personnes que j’accompagnais... Ils sont morts ? -Tu t’inquiètes de leur santé à tous ? (...)
Je réunis toute ma volonté pour résister aux milliers de dagues plantées dans ma chair et m’assis en tailleur, pour essayer d’avoir la tête à la même hauteur que le chat. -Si tu es le Dragon, ou une partie de son essence, alors tu es celui qu’on nomme Rralaojni. Et tu es toi-même, selon ce qui se dit, essence de Cipion. Le chat sauta sur un rocher pour se rapprocher de moi. A peine une coudée nous séparait maintenant. Je remarquai une étrange pierre à son cou. (...)
Pour les deux autres, je ne sais pas quoi en penser, mais mettons les aussi dans le lot. Ca fait dix. Supposons que j’ai déjà perdu une vie tout à l’heure. On arrive à onze. Un chat est bien censé avoir treize vies, non ? -Oui, le treize revient partout dans notre cosmologie. -Tu n’as qu’à prendre ces onze vies en échange, et tu laisses repartir les autres. Le chat pencha légèrement la tête en avant. -Tu es bien généreux... -Non, j’essaye de dialoguer entre chats, c’est tout. (...)
Et que tu ne puisses sauver que, mmmh, disons, trois personnes, toi-y compris ? Tant pis pour la douleur, un sourire se dessina sur mon visage. La réponse était facile pour moi, elle était claire dans mon esprit. (...)
Tu ne vas pas m’avoir. Je ne suis personne pour décider qu’une vie est supérieure à une autre. Les yeux du chat noir m’hypnotisaient. Il m’était impossible, maintenant, de le quitter du regard. -Ce ne sont pas tes vies qui m’intéressent Chat. Est-ce que tu serais prêt, pour le salut de tes compagnons, à me sacrifier ton âme ? Mon âme.. (...)
-Bon, serais-tu prêt, alors, à me sacrifier ton esprit ? -Tu entends, par esprit, ce qui fait que je sois Chat dans cette vie-ci ? -Oui. Ce n’était pas évident non plus, j’aimais bien être Chat. Cela impliquait oublier tout ce que j’étais dans cette vie, même après ma mort. -Ca pourrait être un sacrifice supportable si tout le monde était sauvé. -Bien ! Voilà ce que nous allons faire alors... Tu vas prendre la place de Maavira. -Quoi ? Devenir la petite peste, il y allait un peu fort le bougre ! Le bougre... C’est en ces termes que j’exprimais ma pensée sur le Dragon : le summum de ma carrière d’aventurier, oui vraiment... -Tu vas prendre son cristal-mémoire, celui qui pend à mon cou et le mettre. (...)
Je tendis mon bras vers lui pour attraper la pierre et en profiter pour le toucher en même temps. Je n’allais pas laisser passer cette occasion. Toucher le cuir du Dragon, garder le souvenir de ce court instant, de cette impression tactile. Je m’attendais à quelque chose de. (...)
La seule image qui resta dans mon esprit fut une intense lumière, de cette étrange couleur qui n’existait pas. La petite rengaine, l’entêtante petite chansonnette réveilla Marik. Il releva la tête brusquement. Le ciel était toujours d’un bleu aussi intense et lui, aussi nu. Une volée de mots d’oiseaux ricocha dans la vallée et réveilla ses deux compagnons. Marik se retourna vers eux, ils étaient aussi nus que lui. Doliane tourna la tête vers Nasht. Il gémissait les yeux mi-clos en murmurant quelque chose au sujet de sa hache. Sa fourrure n’était pas encore tout à fait en état, il avait besoin de quelques soins supplémentaires, mais ce n’était pas la peine de passer une troisième journée à soigner les dégâts. Marik croisa les bras sans rien cacher de son intimité. Après tout, quand le ciel était bleu dans cet endroit paradisiaque, tout le monde se promenait nu. (...)
Il fit juste attention à ne pas se placer au-dessus d’herbes hautes : se faire appeler “trois-pattes” n’était pas dans son ordre du jour. Doliane se releva pour s’étirer un peu et prendre conscience du paysage. Marik ravala sa salive, les graminées ou les figues risquaient de ne pas être la seule tentation érotique. -Bon dieu ce que t’es bien fendue ma belle ! -T’as envie de moi ? Marik ricana. -Ouaip ! Mais si Chat s’en est sorti, il me fera la peau. Et moi, j’aime pas qu’on me griffe. -Bien... On verra une autre fois pour les amours mon gros. (...)
Tu as encore une étrange sensation qui te reste dans la tête, toi ? -Ben j’entends toujours cette fichue chansonnette pour les mioches... Doliane s’assit en hauteur sur un rocher. -Oui, et moi j’ai toujours ce parfum de fleur qui persiste dans mes narines. Marik s’approcha et posa sa tête au-dessus de Nasht, ce dernier semblait masser doucement le bout de son doigt. -Je lui mets un coup de pied au cul ou je lui gueule dans l’oreille ? Doliane tourna la tête sur la droite. Un peu plus haut, dans un bosquet, elle avait cru entendre une branche bouger. -Comme tu veux mon gros. Mais vaut peut-être mieux ta deuxième solution. Nasht ne fut pas le seul à profiter des commentaires colorés du nain, la vallée put s’enorgueillir de faire retentir l’écho d’une deuxième tirade très imagée sur le postérieur inamovible des gros velus endormis. (...)
La discrétion n’avait plus à être de mise. La vallée ne s’éveilla pas de mille bruits champêtres et joyeux en retour et Nasht se contenta d’un “Ta gueule le nain !”. Marik découvrit toutes ses gencives violettes et sa mâchoire dans le plus magnifique des sourires que pouvait faire un guerrier nain nu dans les champs. Nasht rajouta : -Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? On est où, là ? Depuis le haut de son rocher, Doliane ne parvenait pas à distinguer la moindre forme de vie dans le bosquet. Elle prit un ton calme et posé -Dans le territoire du Dragon, Nasht ! Et certainement sous son emprise. -Par le crottin des vaches de Vishkan ! Elle l’a dit bouffi ! Rajouta Marik en faisant un clin d’oeil à son pote tout en désignant la lutine du pouce. -Et c’est normal qu’on soit à poil ? Doliane revint sur eux du regard. -Je n’en sais rien Nasht. C’est sans doute une façon imagée qu’a le Dragon de nous mettre à nu. Peut-être aussi que nous ne sommes pas vraiment présents physiquement dans cet endroit. La stupeur ahurie se manifesta de façon presque synchrone sur les deux guerriers. (...)
-Ouais, ben si c’est mon esprit qu’est ici, attend un peu que je me balade dans les blés ou que tu t’approches de moi, t’auras l’occasion de voir ce que c’est que ma “grosse pensée”. Nasht haussa un sourcil interrogateur: -Balader dans les blés ? Marik se gratta la tête, l’air un peu confus. -Non rien, laisse tomber... Doliane descendit du rocher pour aider Nasht à se relever. -Bon, esprit ou pas, on est ici en vrai ! Et je suis certaine que tout ce qui se passera ici aura des répercussions sur nos “corps habillés”. (...)
-Wouais, moi tout ce que je sais, c’est que j’ai perdu ma hache. Elle est devenue la reine des armes magiques... Marik reprit la même expression quasi-bovine. Doliane se contenta de plus de sobriété dans la grimace, juste un haussement des plis du front. -La reine des haches magiques ! Wouhou... T’as trop pris de coups sur la tête, toi, ma grosse belette ! -Arrête Marik ! Il a sans doute vécu quelque chose comme nous dans son sommeil. Qu’est-ce qui t’es arrivé, Nasht ? L’expression de Nasht s’éclaira, elle devint presque enfantine. Il tendit son doigt en avant. -Ben j’ai parlé à ma hache et je l’ai même touchée... Elle voulait devenir la reine des haches magiques. Elle est devenue magique dans la terre... Marik frappa son front de la paume de sa main en signe de désarroi. -C’est pas de l’auberge qu’on est pas sorti, c’est du cul de l’aubergiste ! Doliane tendit les mains en avant et toucha l’index du Velu. -Il te reste une sensation au bout des doigts ? Nasht acquiesça sans un mot, son regard commençait à être perdu. Doliane se retourna vers Marik qui n’était pas loin de faire une insigne connerie, du genre dévaler la colline en gueulant des insanités au Dragon. -Tu ne vas pas faire l’andouille, mon gros ? La brume de la folie se dissipa dans les yeux du nain. -Nan, mais je suis plus dépassé que les montagnes ne me surmontent là. Y veut quoi le Dragon ? On fait quoi ? Doliane se campa sur ses jambes et posa les mains sur ses hanches. -On va se diriger vers le bosquet. J’ai entendu du bruit tout à l’heure... Il n’y avait pas à dire, c’était vraiment plus agréable d’être un oiseau. Le chat avait beau être furtif et insaisissable, rien ne valait la liberté du vol. Percer les nuages et le vent, s’affranchir des contraintes de la gravité, et observer avec une vue d’ensemble... Le chat ne pouvait voir les choses que dans le détail, par le petit bout de la lorgnette. Alors que lui, l’oiseau, pouvait tout voir et entendre. (...)
Ils commençaient peut-être enfin à comprendre, même le plus petit, le teigneux de couleur bleue. Ils cherchaient celui qui dormait, celui qui sentait le chat. D’ici, il était facile à apercevoir, mais pour eux, ça pouvait prendre des sabliers. Les jambes ou les pattes étaient vraiment le pire moyen de déplacement et les yeux à la hauteur du sol, une plaie. (...)
Et il n’y aurait pas eu de spectacle. Etre un oiseau, c’était moins plaisant quand il ne se passait rien... Doliane leva la tête vers la cime des arbres, un sapin découpait Celebn en deux. Nasht lui secoua soudain l’épaule pour chuchoter: -J’ai vu un truc derrière l’tas là-bas ! Marik fit un clin d’oeil à son compère et se dirigea silencieusement vers le bosquet indiqué. Doliane se pencha au sol derrière Nasht pour se préparer à lancer un pouvoir. Arrivé à quelques coudées, le nain offrit à ses deux compagnons une vision plutôt incongrue de son postérieur en s’accroupissant à quatre pattes. Il fit les derniers pas dans le silence le plus total. Doliane et Nasht retinrent leur souffle, prêts à réagir. Marik s’immobilisa soudain, sans doute étonné... Ce n’était pas facile de lire les expressions sur le cul bleu d’un nain. La main de Nasht se crispa sur son bâton. Doliane expira doucement, elle était prête. La voix de Marik résonna sur un ton joyeux. -Par les couilles des treize suppôts de Viiaerl ! -Qu’est-ce qu’il y a ? Hasarda Doliane, le nain était autant propice à l’enthousiasme qu’à la colère. -Chat est vivant ! Il est en train de roupiller comme un foutu lézard au soleil ! Les quelques pas jusqu’au bosquet furent vite franchis. Doliane poussa Marik qui allait s’apprêter à donner une joyeuse baffe de réveil. Elle écarquilla les yeux. Chat dormait effectivement, lascivement et tranquillement sur le dos. Il avait le sommeil du juste. Nasht et Marik y allèrent de plus belle dans les louanges – ou insultes - imagées à la gloire des parties génitales des dieux et des dragons connus. Doliane se pencha doucement pour caresser la joue de son Chat. Quelques rapides mouvements oculaires rompirent l’harmonie du visage du dormeur. Il ouvrit les yeux, horrifié. La stupeur figea les traits de Doliane : quelque chose n’allait pas. -Chat ? Ca va ? Le visage de Chat devint dur, une étrange expression se dessina dans ses yeux, comme s’il essayait de rentrer dans l’esprit de Doliane pour lui faire du mal. Il balança un revers en pleine figure de la lutine en hurlant une insulte en Dorli. Marik gueula : -Recommence-ça et je te fait bouffer tout mon bâton ! Chat se retourna et hurla de frayeur en voyant les deux guerriers derrière lui. -Attrapez-le ! Vite ! Hurla Doliane en essayant de se remettre d’aplomb. Chat n’eut pas le temps de réagir. Deux masses tombèrent sur lui, parfaitement coordonnées : le velu sur les bras, le nain sur les jambes. Il brailla encore des insultes en Dorli avant de crier : -Laissez-moi ! (...)
Votre somme sera doublée ou triplée même ! Mais laissez-moi ! Toujours aussi synchrones, les deux guerriers levèrent leur tête vers Doliane avec le même air interrogatif. -Il a pris un coup de trop sur la tête ou quoi ma belle ? -Je n’en sais rien Marik. Répondit Doliane en se rapprochant doucement. Je crois plutôt que ce n’est pas tout à fait notre Chat. -Comment-ça ? Bava Nasht. -Une intuition. Le corps est le même, je reconnais les grains de beauté. Mais c’est dans le visage... -Je ne suis pas votre Chat ! Hurla le prisonnier. Doliane se rapprocha au plus près du visage tordu par la colère. -Qui êtes-vous alors ? -Je suis Maavira Domaine-Argent ! Et si vous ne me relâchez pas tout de suite, je vais vous faire payer ! Un ange passa le temps que les paroles résonnent. Nasht posa son genou sur les avant-bras du prisonnier et le nain s’installa fermement sur ses jambes. Doliane tenta de sonder ce qui se trouvait derrière les yeux fous, mais il n’y avait rien que la rage et la rancoeur. Nasht prit le premier la parole. -Pourquoi tu m’as donné cette pierre qui m’a fait devenir ton ami ? Doliane et le nain écarquillèrent encore plus les yeux. Ils n’avaient même pas songé à demander à Nasht pourquoi il s’était retrouvé à moitié brûlé sur la colline. -Et puis pourquoi, aussi, tu voulais que je tue mes amis ? (...)
La voix du velu résonnait avec l’accent de la vérité. La haine pure dansa dans les yeux du prisonnier. Doliane soutint le regard. -Réponds petite garce ! Je ne sais pas ce qui s’est passé. Ni pourquoi tu te trouves dans le corps de mon homme. (...)
Mais je te jure qu’on ne te lâchera pas tant qu’on aura pas les réponses. Une grimace mauvaise se dessina sur le visage de Chat. -Je ne sais pas pourquoi je suis là-dedans, moi aussi. Mais tu ne tireras rien de moi ! Et tu ne pourras rien me faire. Je suis “ton homme”. Doliane posa doucement sa main sur la bouche du prisonnier en glaçant son regard et sa voix. -Ecoute petite garce ! (...)
Tu vas tout nous dire ou je te jure que je laisse mes compagnons s’occuper de toi. -Et je suis capable de te faire morfler pendant des années! Grogna Marik en approchant la main des parties génitales. -Je ne dirais rien... Vous pouvez aller vous faire pendre en enfer... Marik serra. Maavira/Chat hurla. -Et encore, c’est que le début. Je te jure que tu vas tout nous dire ! Doliane releva la tête une fois de plus. Quelque chose ou quelqu’un les observait et jugeait leur action. Le corps de Chat allait être meurtri... Mais ça devait faire partie de l’épreuve. Elle baissa la tête vers les traits déformés par la douleur du prisonnier. (...)
Ils racontaient l’histoire d’une fille perdue, noyée par ses obscures pensées, engloutie par une rage qui n’était pas de son âge, dévorée, corrompue par un mal qui ne cessait de lui faire perdre chaque jour un peu plus d’humanité. Les cris entrecoupaient les chants. L’homme-chat violet et le petit homme bleu semblaient savoir parfaitement jouer avec celui qui était devenu un instrument. (...)
Un autre bruit se fit soudain entendre un peu plus bas, juste à gauche de la fille. Un bruit que seul l’oiseau pouvait entendre, un bruit de chat s’approchant discrètement dans les fourrés. Il était temps de partir. L’oiseau s’envola de sa branche pour regagner les cieux... Marik se releva en faisant méticuleusement craquer les articulations de ses doigts. Doliane réprima une grimace de dégoût. Il n’y avait certainement pas d’autres solutions, mais l’épreuve ne se résumait à rien d’autre que torturer une petite fille qui habitait le corps de l’homme qu’elle aimait. (...)
Elle avait déjà dû user tous les trésors de sa volonté pour supporter les cris, les coups et les jurons, mais là, Marik en faisait trop. Elle contint ses larmes et essaya de ne pas trembler de la voix. -C’est bon là ! (...)
J’ai pas arrêté de faire le con pour cette gamine tout le long du voyage ! Faites des gosses, tiens ! Marik posa son cul sur le sol, Nasht le suivit. Il n’y avait pas à craindre que le prisonnier s’échappe : il était dans les vapes. -Vous n’aimez pas les enfants ? (...)
Elle était accompagnée par une brise chantante qui charriait un étrange parfum de fleur tout en caressant voluptueusement la peau. -La mélodie ! Brailla Marik en se grattant l’oreille. Ses deux compagnons se touchaient déjà le nez ou le doigt. -Non pas la mélodie ! Appelez-moi le chat. Ca sera vraiment plus simple. Répondit le chat noir en bondissant près des pieds de Nasht. Presque simultanément, les trois compagnons reculèrent, le visage pétrifié par la stupeur. -Ah non ! Je vous en prie ! Restez donc ! Vous êtes mes invités et j’ai quelques questions à vous poser... Marik et Nasht se retournèrent vers Doliane. Traiter avec un chat télépathe, voire un Dragon, était plus dans ses cordes. Ils avaient conscience de leur manque de diplomatie et ça ne semblait pas le bon moment pour commettre un impair ou jurer sur les dieux ou leur progéniture. Le chat se coucha nonchalamment, tête relevée en direction de la lutine. Doliane décida de s’accroupir au sol, après un bref coup d’oeil à ses amis pour leur signaler d’en faire autant. Il s’exécutèrent. Mieux valait sans doute témoigner du respect à cette créature en se mettant à sa hauteur. Doliane avisa, une dernière fois, la cime des arbres et se racla la gorge en revenant sur son étrange interlocuteur: -Quel genre de questions, monsieur le chat ? Le souvenir diffus de la figue, de la fleur et de la hache s’intensifia. Les sensations devinrent presque tangibles. (...)
Vous avez passé votre épreuve avec succès, je ne pense pas qu’il soit utile de revenir là-dessus. Le bouche et les yeux de Nasht et Marik s’arrondirent un peu plus, il n’était pourtant pas dans leur intention de se décrocher la mâchoire ou de faire profiter l’assemblée de la blancheur de leur cornée. Doliane préféra se maîtriser. -Ainsi, c’est bien ce que j’avais supposé... Vous nous avez fait passer une épreuve... -Oui. -Et si j’avais mangé c’te foutue figue ? Le chat tourna la tête vers Marik. La chanson cessa brusquement dans la tête du nain, comme ses battements de coeur. Juste le temps pour un corps de s’effondrer par terre. Marik porta la main à sa poitrine, la chanson revint. -La question n’est pas inintéressante... Tout aurait dépendu de ma clémence du moment. Mais il y a fort à parier que vous n’auriez pas été capable de revenir parmi les vôtres. Marik ravala sa salive. Pour la première fois de son existence, il ressentait le “pouvoir”, un “pouvoir” qui était tel qu’il aurait pu l’effacer en un clin d’oeil. Doliane brisa le silence. -Est-ce que Chat, mon homme, a passé votre épreuve ? Le chat dirigea à nouveau son regard vers la lutine. Ses yeux lancèrent des braises ardentes. -A votre avis ? Doliane inspira une goulée d’air pour reprendre son souffle. La fragrance entêtante de l’archéronte emplit ses poumons. (...)
-Oui et je n’aime pas du tout ce que vous avez fait de lui. -C’est l’amour ou la témérité qui vous pousse à me parler comme ça ? -Les deux. Chat n’a rien fait de plus que nous. Et s’il a mal passé son épreuve, j’implore votre clémence. Il y a certainement un moyen de s’arranger. Vous ne pouvez pas le laisser comme ça. Le chat se releva brusquement sur ses pattes et sauta sur le corps de Chat. -Comment voulez-vous qu’on ne s’entende pas entre chats, jolie Doliane ? Marik et Nasht s’écartèrent pour se diriger à quatre pattes vers la lutine. -Il ne va pas rester dans cet état alors ? -Non, il ne se souviendra même de rien ! Mais j’avais besoin d’accéder à la mémoire de Maavira à travers lui. Doliane commença à respirer plus doucement, en se forçant à considérer le parfum comme quelque chose de naturel... -Vous ne pouvez pas lire nos pensées les plus profondes ? -Non pas vraiment, je ne suis qu’un “chat”. La petite ne voulait pas parler. Il était beaucoup plus intéressant de vous faire passer une nouvelle épreuve en même temps. (...)
Il ne faut pas oublier que vous avez fait une grosse bêtise en permettant à une personne comme elle de souiller mon Territoire. -On s’est fait avoir comme des cochons qu’on mène à l’abattoir ! Pesta Marik. Et le lapin, et les chansons ! Par les couilles de... -Suffit ! Les dieux pourraient vous entendre... Coupa le chat. Dites-moi plutôt ce que vous avez appris... Marik se retourna vers Doliane, cherchant une sorte d’assentiment pour continuer à parler. Elle fronça les sourcils. -Je vais vous résumer cette histoire aussi simplement que possible. Maavira a acquis, voici quelques années, la certitude grâce à son mentor - un dénommé Lombardo - que son père avait assassiné sa mère. -Ouaip et ch’ais pas ce qu’il est devenu le balai dans l’cul ! -Je crois que la gamine l’a explosé avec ses pouvoirs quand il m’a planté. Le chat prit un air étonné. -Planté ? -Ben wouais... La gosse, elle contrôlait mon esprit. C’est un peu comme dans un rêve... Je me souviens pas de tout. Mais je sais que Chat et Lombardo étaient en train de se battre à un moment. Et que... Nasht s’interrompit pour se masser le crâne et bafouilla ensuite : -C’est euh compliqué. J’ai du mal à me rappeler... Doliane posa la main sur le bras de Nasht en se dégageant de l’abri de son arbre. -Oui, bref, toujours est-il qu’il semble que la gamine ait mûri le projet de se venger de son père en récupérant une sorte de rituel magique d’attaque à distance dans des vieux papiers de sa mère grâce à l’aide de ce Lombardo. Leur projet commun était de nous engager pour qu’on les emmène près d’une source-cristal. D’après le plan initial, on devait être endormi, grâce aux pouvoirs de Lombardo, pendant qu’elle récupérait le cristal et faisait son rituel. Il y avait deux solutions ensuite : nous éliminer tous pour que personne ne puisse faire aucun lien entre elle et la mort de son père ou s’assurer, en nous manipulant, d’un réel rapport d’amitié entre nous et elle. Lombardo semblait visiblement pour la seconde méthode, et elle, optait plutôt pour quelque chose de plus radical : tuer tout le monde, sauf celui qu’elle contrôlait, et intriguer, grâce aux pouvoirs du cristal-majeur, pour prendre la place de son père. Les braises dans les yeux du chat se firent moins rougeoyantes. -Que de malignité dans un si jeune esprit ! Avez vous quelque chose à dire pour sa défense ? Doliane rassembla son courage et soutint les flammes: -Pourquoi ? C’est de notre avis que dépend son sort ? (...)
Elle a beau avoir tout pour être une foutue arriviste sans scrupules, on ne peut pas la blâmer totalement. Vouloir se venger, c’est naturel. Marik vit rouge. -Ouaip, mais de là à nous faire passer comme denrée périssable, merde ! Elle a le vice dans le sang c’te petite garce ! C’est une... -J’ai saisi votre avis... Coupa le chat. -Vous allez en faire quoi alors ? Brailla Marik en reprenant un peu d’assurance. Le chat se pencha vers le cou de Chat. -Tout dépend d’elle... Je vais d’abord récupérer sa mémoire pour la lui négocier. Mais il me manque une dernière chose... -Quoi ? Firent à l’unisson les trois compagnons. -Le point de vue et les explications de ce Lombardo... La réponse vint encore en choeur: -Comment ça ? -Trouvez-le moi... Je ne l’ai pas “localisé”. Son esprit m’échappe et il ne semble pas être mort puisqu’il n’était pas dans la grotte où Maavira est censée l’avoir tué. Doliane se contenta de hausser un sourcil. -Vous voulez qu’on vous le ramène alors qu’il a disparu depuis plus de deux jours ? -Oui -Pour cela, il nous faudrait les capacités de pisteur de notre Chat. Le chat sembla sourire. Ses yeux ne diffusaient maintenant plus qu’une douce flamme orangée, il baissa la tête vers le corps allongé. -Il reprendra conscience dans la nuit, non loin de l’endroit où vous avez abordé mon territoire. Je vous demande de me ramener Lombardo. C’est à cette seule condition que je pourrais juger de la peine encourue par Maavira. Elle a peut-être été manipulée... -Par le balai dans l’c... -Je n’en sais rien, Marik ! Trouvez-moi la pièce qui manque et ramenez-la-moi ! Doliane croisa les bras. -C’est un ordre ? -Non, une simple requête... -Et qui nous dit que demain nous serons vraiment réveillés et que vous ne serez pas encore en train de nous faire passer une épreuve ? Le chat découvrit large ses dents en faisant ce qui ressemblait au plus sincère des sourires : -Rien, que ma parole. Mais elle devrait suffire... Marik s’ébroua. -Et heu... Qu’est-ce qu’on gagne à le ramener c’te Lombardo ? La lumière qui émanait du chat se fit plus intense, diffusant même dans le corps allongé de Chat. Le chat susurra : -Rien que la satisfaction d’avoir découvert la vérité... -Ouais... Maiiis la vérité, ça me remplit pas la panse moi... (...)
-Vous n’aurez qu’à revendre quelques-unes de mes fleurs, celles qui ne parlent pas... Si les fleurs ne sont pas pour la princesse, elles pourront bien servir à quelqu’un d’autre. Doliane arriva enfin à sourire. -Nous ferons de notre mieux, mais nous devons d’abord trouver notre Chat. Le chat ronronna et le ciel s’écroula sur leurs épaules. Il ne leur resta plus rien que l’abîme du sommeil profond... Doliane se retourna vers ses deux compagnons à quatre pattes dans les hautes herbes. Il était encore tôt. (...)
Ce dernier ne dépassait maintenant pas la cime des montagnes et l’herbe était encore humide de rosée. -Combien on en prend ? Gueula Marik -Le chat n’a rien précisé... -Ben y a qu’à en prendre le plus possible alors... Le nain bomba le torse pour faire une grimace. Doliane se gratta la base du crâne. Ils cherchaient les fleurs depuis déjà un bon sablier. -Je n’aurais pas le temps d’en “sécher” plus de six. (...)
Six, c’est bien... Ca correspond au nombre de ceux qui ont souillé le territoire... -Les sécher ? Brailla le nain. Doliane porta les mains en avant pour jouer des doigts. -Oui ! Il faut bien les transporter sèches. Je le ferais avec mes petits doigts “magiques”. Nasht se releva, un champignon entre les doigts... -Dis Doliane, je le connais pas çui-là... Tu crois qu’il fait avoir des visions ? -Ca dépend ! Est-ce qu’il t’a parlé boule de poil ? -Ben non... -Alors tu n’as qu’à le prendre. Je le “sécherai” plus tard. Marik se baissa à son tour, l’air surpris... -Hé ! J’ai trouvé un truc là... -Quoi ? Firent en choeur les deux autres. -Un cimetière de haches magiques ! Nasht se releva à nouveau en appuyant ses poings sur ses hanches. -Toi, si tu continues, ta gueule elle va ressembler à une figue bleue... Marik éclata de rire, Nasht ne fut pas en peine et le suivit. Doliane s’installa sur un affleurement rocheux pour les observer avec un petit sourire aux lèvres. Les derniers jours avaient été éprouvants mais il n’y avait pas de raison de douter de la parole du Dragon ou du chat. Le rire était bien ce qui différenciait l’homme de l’animal quoiqu’un observateur extérieur ait pu en douter en écoutant les gloussements cacophoniques des deux compères. Ils braillaient pis que des veaux marins, Nasht dans l’aigu et Marik en longues aspirations ridicules. Ils n’avaient pas vu un seul être vivant en dehors de quelques insectes, des formes étranges qui étaient apparues dans la brume et des vouivres. Mais s’il y en avait, ils avaient dû fuir. Doliane leva la tête vers le ciel. Un oiseau planait au-dessus d’eux, en tournant en rond. Doliane plissa les yeux et se concentra pour intensifier sa vision. L’oiseau partit comme une flèche vers la frondaison de la forêt toute proche. Il s’enfonça dans la mer végétale. Plus bas, les deux compères rigolaient de plus belle. Marik venait de trouver un escargot bleu comme lui et mettait Nasht au défi d’en trouver un avec des poils. Ils ne semblaient pas être sous l’emprise des “spores”, ils avaient juste besoin de se vider un grand coup. (...)
La lumière semblait jouer étrangement sous les arbres, teintant les troncs d’une étrange lueur indigo... Indigo, la couleur de l’esprit, la couleur du cristal-majeur... Doliane glissa précautionneusement sous les branches en faisant attention à ne rien déranger de l’harmonie qui semblait régner en ces lieux. (...)
Elle maintint sa pression psychique et commença à se déplacer en lévitation pour essayer de localiser la source du bruit. Nasht approcha sa proie de son oeil examinateur : l’escargot était énorme avec une douzaine de paires d’antennes. Certaines étaient si fines qu’elles ressemblaient à des poils... -Qu’est-ce que t’en penses ? Marik observa l’escargot bleu qui courait le long de son doigt. -Le mien est plus joli que le tien ! -Ouais, mais le mien est plus gros ! Marik fronça soudain sa lèvre inférieure... Ils s’amusaient depuis déjà un petit moment à chercher des escargots ou des fleurs, mais quelque chose manquait. -Qu’est-ce qui y a ? Fit Nasht d’un air abruti. Ce n’était pas très facile de paraître intelligent avec un escargot poilu au bout du doigt. -Ben, elle est ou, la belle ? Nasht tourna la tête vers l’affleurement rocheux en surplomb et jura. Marik lui rendit la pareille en rajoutant, comme d’habitude, des variantes extrêmement colorées dans lesquelles les escargots, pour une fois, étaient à l’honneur. Les deux compères se précipitèrent ensuite de concert vers le bois en lâchant herbes, champignons et escargots. -Doliaaaaaane ! Ma p’tite caiiiiiiille. T’es oùùùùù ? Nasht s’arrêta à l’orée du bois. -P’tite caille ? Le nain se retourna surpris avec son épée à la main. (...)
Ils furent interrompus par un bruit mat et sourd, comme celui d’un corps qui chutait. -Tu vois quêqu’chose, gros tas ? Nasht sortit ses griffes en jetant un vague coup d’oeil devant lui. -Nan. Mais j’attends pas, j’y vais. Ils n’eurent pas vingt coudées à faire pour trouver Doliane endormie près d’un tronc d’arbre. Six plants d’archéronte reposaient à ses côtés: deux violets, deux indigos et deux dorés, les plus rares. (...)
Tu respires par l’cul, tu cueilles la caille et moi les fleurs, et on dégage ! Brailla le nain. En quelques battements de coeur, l’affaire fut réglée. L’épée de Marik trancha nette la base des tiges et Doliane fut soulevée comme un fétu de paille. Quelques battements de coeur encore et Doliane était allongée sur le sol pour prendre des baffes... -J’y mets ou tu lui mets ? Interrogea Marik avec un demi-sourire. -C’est toi qui lui mets. Avec tes ch’tis bras, t’as aucune chance de lui décoller la tête ! -Je vais t’en décoller une, moi, tu vas voir ! Quatre aller-retour furent suffisant. Doliane ouvrit les yeux faiblement, la vapeur mélangée des spores et du parfum des archérontes se dissipait déjà sous l’effet combiné de la brise légère et de la chaleur qui gagnait ses joues. -Ca va ? Bava le nain en gros plan. Doliane leva les yeux vers le ciel, au-dessus de la tête du nain. -Oui... Vous avez les fleurs ? Marik interposa un joli bouquet entre leurs visages en découvrant assez largement ses dents pour faire ce qui ressemblait à un sourire. -A toi de faire maintenant ma cail... heu ma belle... Doliane ferma un bref instant les yeux, elle n’aperçut aucun oiseau dans le ciel en les rouvrant. -Aidez-moi à me relever et on pourra partir d’ici dans moins d’un sablier... Nasht se pencha vers le sol de la grotte pour renifler. Tout son odorat ne lui était pas revenu et trois jours étaient passés, mais il ne perdait rien à essayer. Doliane ramassa les quelques affaires éparses qui traînaient. La nuit ne tarderait pas à tomber. -Tu sens quelque chose, mon joli groin d’amour ? Susurra Marik. Nasht retourna la tête vers le nain. -Nan ! Que dalle ! Ch’ais pas où il a pu passer moi c’te crétin. Doliane se frotta légèrement le menton en s’approchant du gros velu à quatre pattes. -C’est bien ici que tu te rappelles l’avoir vu s’écrouler, non ? (...)
-Ben ouais, mais j’étais dans les vapes moi. Ch’ais pas trop ce qui s’est passé. J’ai mis un coup dans l’bide de Marik, ch’crois. Le nain se massa le ventre et caressa son cuir. -Ouaip gros bouffi ! Tu m’as sérieusement entamé ! -Et ensuite ? -Ben heu... On est parti ch’crois, la gamine était pressée. J’ai embarqué Chat avec nous. Doliane posa sa main sur la grosse joue de Nasht. -Essaye de te souvenir pour Lombardo... Est-ce que tu l’as achevé comme Marik ? Nasht fronça les sourcils et se releva. -Nan ! Ch’crois pas. On est parti vite... -Bien, on va quadriller la zone autour de la grotte pour trouver des traces. Marik tu prendras à droite, Nasht, à gauche et moi, le bas. -Pourquoi le bas ma belle ? -Je ne sais pas... Une intuition. Nasht rajusta sa ceinture et continuant à froncer les sourcils. C’était drôlement important d’arriver à prendre un air sérieux. (...)
-Ben pourquoi qu’on irait pas tous vers l’bas alors ? -Parce que ce n’est qu’une intuition féminine, boule de poils. Je pense que Lombardo a décidé de s’enfuir lorsqu’il s’est réveillé, de laisser tomber cette histoire. Après tout il ne nous a pas tué Marik et moi. Le nain rota, les escargots et les baies bouillies ne faisaient pas bon ménage avec son estomac. (...)
-Ouais ben moi, c’est pas dit que ma première réaction ça soit pas de lui glisser mon épée à travers le lard ! -Pourquoi ? Interrogea Doliane en commençant à sortir de la grotte. -Parce qu’on est bien au fond à cause de lui tiens ! Faudrait pas me faire croire que ce sont les contacts de la gamine qui ont permis de nous trouver. Non, ce Lombardo, c’est un vieux briscard, Chat me l’a dit. Mais je vais pas le buter, je vais juste le ramener à ma hauteur... -Ouais, ben méfiance mon gars. (...)
Ca doit être un vieux briscard de la baston aussi. Y m’a quand même planté dans le cou, l’salaud, alors qu’il était blessé. Doliane porta la main à sa sacoche, saisit une des fleurs qu’elle venait d’assécher, une dorée, et inspira le parfum. (...)
On a une mission à remplir, et on a été bien payé. Ces six fleurs représentent plus d’une année de débauche pour nous tous. Et on ramènera ce gars au Dragon en entier ! Marik lança un coup de coude dans la cuisse de Nasht et un clin d’oeil vers la lutine -Je déconnais ma belle ! Ce qui est le plus important c’est qu’on soit en vie et qu’on aille vite retrouver ton matou avant qu’il fasse une connerie. Doliane ferma les paupières, ses pupilles étaient légèrement dilatées. -Tu as raison. On cherche l’équivalent d’un sablier et ensuite on redescend. Si Lombardo s’est enfui, il y a vraiment toutes les chances qu’il se soit dirigé vers le campement. -T’es sûre que tu veux qu’on s’embête à chercher ? Ton matou, il est peut-être mal en point. Doliane rouvrit les yeux, elle était grisée par le souvenir du parfum... -C’était juste par acquis de conscience. (...)
Même si c’est quasiment certain qu’il soit retourné par là où nous sommes passé. Oui... Ce n’était pas qu’une intuition mon idée d’aller vers le bas... Marik haussa les épaules en souriant. -Bon ben... Qu’est-ce qu’on attend là, à causer comme des Dorlis dans un conseil ? On s’est déjà assez détendu comme ça c’matin. Celebn va finir par nous chier dessus... Nasht éclata de rire et un rayon de lumière illumina le visage de Doliane. C’était bon d’être encore en vie, c’était bon de pouvoir respirer. Le réveil de l’automne La douleur commença à s’atténuer, les assauts furieux lancés dans sa chair et son crâne s’étouffèrent peu à peu, plusieurs milliers de lances cessèrent de distiller leur venin... Lombardo ouvrit les yeux et constata - tout bonnement - qu’il n’était pas mort ou, en tout cas, qu’il valait mieux que les deux corps allongés non loin de lui. (...)
La trace du coup de hache qu’il avait reçu avait presque disparu de sa poitrine, il n’allait pas tarder à se réveiller. Lombardo posa ses doigts sur le cou massif du dissemblant et appuya, le nain ne reviendrait pas à la conscience, lui aussi, avant quelques sabliers. Cela laissait largement le temps pour inventer une histoire : seul Chat et la grosse brute violette savaient ce qui s’était passé avec Maavira... Maavira, tendre et chère enfant... Elle avait dépassé tous les espoirs que ses parents avaient mis en elle, elle s’était montrée aussi intrigante que son père et aussi cruelle que sa mère. Lombardo se rassit, ses pensées étaient encore embrouillées, certains des événements qui venaient d’arriver lui échappaient... (...)
Il fit rouler les muscles de son dos avant de se lever d’un trait. Plusieurs sabliers s’étaient sans doute écoulés depuis la disparition de Maavira, il ne pouvait se permettre d’attendre plus. Dehors la tempête semblait s’être apaisée, il fallait partir à sa recherche. (...)
Une ombre traversa soudain la porte de la cathédrale, elle tenait une lame-lune à la main... Elle se posa en position de combat au centre d’une arche baignée par la lumière. Lombardo essaya de distinguer son visage mais il n’en eut pas le temps. La forme bondit sur lui pour le décapiter. Lombardo plongea sur le côté pour éviter le coup et roula. La forme se retourna sans un bruit et se jeta à nouveau sur lui. Lombardo comprit soudain qui était cette forme : elle se déplaçait comme lui, elle combattait avec ses techniques et un liquide aussi noir que celui du plafond de la cathédrale coulait de sa lame Dorli... L’ombre frappa à nouveau encore et encore. Lombardo roula, évita, esquiva. L’ombre redoubla ses attaques de plus belle. De plus en plus vite, de plus en plus fort... Lombardo plongea dans le bassin pour diminuer le champ de manoeuvre de son agresseur. L’ombre s’arrêta. Elle sembla baisser la tête pour fixer le bord du bassin. Lombardo attendit quelques instants. L’ombre commença à “diffuser” légèrement son poison dans l’eau claire, à distiller sa noirceur, elle commença à “s’étendre”... Lombardo ferma les yeux et plongea sur elle, plongea en lui, dans ce qui n’était d’autre que son propre reflet. (...)
Le moment n’était pas venu pour lui de se battre contre son ombre, de lutter contre lui-même. Il avait une mission à accomplir, il fallait qu’il soit là quand Maavira essaierait de tuer son père. Il se dirigea vers l’entrée de la caverne, plissa les yeux et plongea dans la tourmente. (...)
Il s’arrêta devant l’énorme battant en bronze de la porte en bois trempé et fit résonner la tête de dragon. Une femme nue, aux formes plus que généreuses, lui ouvrit. Elle le dévisagea à peine depuis les lointaines brumes dans lesquelles l’archéronte la plongeait ; ses pupilles étaient dilatées... Elle marmonna une vague formule de politesse et laissa Lombardo passer, il connaissait le chemin. Lombardo souleva la tête et s’arrêta quelques instants sur la magnifique fresque qui ornait la voûte du hall principal. Elle représentait des scènes du jour de l’alliance, des préparatifs au grand combat qui fut mené à la fin des années-chaos contre les hiérophantes de Saalaama, l’aspect obscur de Celebn... Un soin particulier avait été apporté à la représentation des treize Dragons. Lombardo se perdit, l’espace de quelques battements de cil, dans la contemplation détaillée de Rralaojni, le plus juste des Dragons. (...)
Il tourna la tête sur le côté et constata que la fille l’avait dépassé pour rejoindre la chambre de son maître sans refermer la porte. Lombardo s’arrêta devant l’ouverture, lorsqu’il passa à côté pour rejoindre le salon : trois superbes filles et deux magnifiques jeunes éphèbes s’entremêlaient lascivement dans un lit assez grand pour contenir tout un régiment. (...)
Dénuée de la moindre once de sentiment et engourdie par les vapeurs de la drogue, la bacchanale de chair semblait bien froide et convenue. Il détourna le regard et prit l’escalier du fond pour rejoindre le Prince. La porte du salon s’ouvrit doucement lorsqu’il en approcha à moins de deux pas. Assis sur une sorte de trône en bois précieux incrusté de pierreries délicates, et installé au bout d’une longue table en bois noir, Daerel Domaine-Argent sirotait un breuvage ambré. (...)
Deux domestiques s’écartèrent des pans de la porte et quittèrent la pièce en la refermant avec une courbette outrageusement circonstanciée. Même en dehors de son île natale, le Prince aimait la pompe. Lombardo fit quelques pas en avant et attendit que son maître finisse son breuvage. Un gobelet et une carafe en métal précieux posés sur un plateau d’argent l’invitaient à se servir mais il s’abstint. (...)
Un geste qui était loin d’être innocent : seuls ceux qui avaient des ascendances nobles pouvaient porter le bouc, tous les autres mâles Dorli étaient imberbes. Lombardo sentit comme une tension dans le regard du Prince lorsque ce dernier plongea ses yeux dans les siens... Il eut l’impression fugace que celui-ci cherchait à le mettre à nu. Lombardo baissa le regard en signe de respect. Le Prince sembla se détendre quelque peu... Sa voix était plus claire et pure que l’eau sur le cristal... -Lombardo... Mon bon... Je vais avoir besoin de vous à un point que vous n’imaginez pas pour ma petite Maavira. Lombardo tourna la tête dans tous les sens pour vérifier qu’ils étaient seuls. Le Prince lui sourit. -Nul endroit n’est plus “sécurisé” dans cette ville que cette pièce mon bon Lombardo. Asseyez-vous donc et prenez un verre de vin. L’invitation était sans appel, Lombardo s’exécuta en réprimant son étonnement. Ce n’était pas dans les manières du Prince et il n’avait jamais eu l’occasion de goûter à ce vin qu’avec Laïdrella. Le regard du Prince étant toujours posé sur lui, Lombardo se contenta de fixer son maître un cran en dessous. Il porta la coupe aux lèvres : un océan de saveur déborda dans son palais. Il n’avait jamais goûté pareil nectar. Presque immédiatement, des images charnelles s’éveillèrent dans son esprit : les corps lascifs de ses maîtresses, les caresses fougueuses de Laïdrella, la tendre passion de Justine... Justine... Il l’avait refoulé depuis tant d’années. Deux fois seulement, il avait pu se rendre à Nexos et déposer subrepticement de l’argent pour elle et son fils. (...)
C’est à peine s’il avait pu savoir le nom de l’enfant lors de sa dernière visite... Liam, bien sûr... La voix du Prince le fit revenir à lui. -Vous vous remettez, mon bon Lombardo ? Lombardo reposa son verre en faisant mine de toussoter. -Oui Prince, mais je ne suis pas habitué à un tel nectar... Veuillez excuser mon absence... -Ce n’est rien, mon bon Lombardo... Ce n’est rien... Et nous avons toute la nuit pour que je vous explique ce qui me préoccupe... -Quoi donc Prince ? Interrogea Lombardo en tirant une chaise à lui... -Hé bien, il s’agit tout simplement de ma petite Maavira... J’aurais à faire un voyage sur nos îles dans quelques mois pour prendre des décisions collégiales d’importance, mais la situation politique est tendue... (...)
Le conseil est un véritable nid de harpies. Ils sont prêts à se jeter les uns sur les autres à la moindre opportunité... Lombardo s’installa sans faire de bruit sur sa chaise pendant que le Prince marquait une pause. -Et j’ai besoin que ma fille soit forte pour survivre à une telle jungle. Je voudrais donc que vous lui fassiez passer son “premier voyage” pendant que je ne serais pas là... -Mais elle n’atteindra son deuxième cycle que dans presque deux ans... -Peu importe la date Lombardo, toutes ces règles sont informelles pour quelqu’un comme moi... J’ai besoin que ma fille soit forte très rapidement ! L’épreuve devra forger son caractère de fer, elle va devoir m’assassiner... Lombardo réprima sa surprise en omettant, même, d’hausser un sourcil. -Ai-je bien compris, Prince ? Daerel porta la coupe à ses lèvres et avala d’un coup. Ses yeux devinrent vitreux comme s’il regardait dans le vide. Il laissa passer un long moment avant de répondre. -Parfaitement Lombardo. Je veux que ma fille me haïsse et fasse tout pour me détruire... Je veux savoir jusqu’où elle sera capable d’aller. (...)
Si elle en vient à vouloir me tuer, alors... Alors seulement, elle sera digne de survivre dans nos îles... Lombardo prit une nouvelle gorgée de vin mais sans la savourer, il fit à peine rouler le liquide sous la langue avant de l’avaler. (...)
-Vous la convaincrez de mon implication dans la mort de sa mère en prétextant que j’aurais découvert que vous étiez son amant et que, bien que la situation n’ait rien de surprenant, je fus pris d’un accès de rage et maquillai son meurtre en un stupide accident de cheval... Lombardo se figea l’espace d’une respiration. De nombreuses pensées se chamboulèrent dans sa tête qui pouvaient se résumer à: “qu’est-ce que le Prince savait sur la disparition de sa femme ?”. Il inspira silencieusement et hasarda: -Pourquoi aurais-je survécu à votre courroux si j’avais été l’amant de votre femme ? (...)
-Parce que c’est elle qui est venue vers vous et que votre statut vous interdisait de la refuser... Vous n’êtes en rien responsable dans cette histoire, mon bon Lombardo... La seule qui soit à blâmer, c’est elle... J’espère que vous n’aurez pas l’outrecuidance de croire que ce genre de choses ait pu se passer sans que je sois au courant, n’est-ce pas Lombardo ? Le Prince savait beaucoup de choses, trop peut-être. Lombardo ferma ses pensées... -Non Prince, je ne vous ferais pas cet affront... Daerel se releva pour se diriger vers une sorte de bar en merisier sur sa droite. Il se saisit d’une carafe en cristal contenant un liquide épais et pourpre. (...)
Il fit jouer un moment la bouteille à la lueur d’une bougie pour observer des subtiles variations de couleurs et remplit à nouveau sa coupe copieusement. -Bien mon bon Lombardo, bien... Ah, euh... Juste deux questions avant de continuer... Aimiez-vous vraiment ma femme et avec qui préférait-elle faire l’amour ? Une petite voix se fit entendre à l’intérieur de l’esprit de Lombardo : “Maîtrise-toi”. Pas la bonne conscience, non... Juste la voix de la raison. -J’aimais votre femme, Prince et quelque chose “d’animal” semblait l’attacher plus à moi qu’à vous lors que nous faisions l’amour. Daerel sourit légèrement en posant son verre. (...)
Ses yeux ne lancèrent aucune flamme. -Jamais Haut-protecteur n’aura été si dévoué à la cause de la famille qu’il sert Lombardo... Je suis vraiment heureux que vous soyez à mon service... -Mon sang, mon rang et mon devoir pour... Le Prince coupa avec un petit geste agacé. -Ca va Lombardo, inutile de me servir le laïus des Haut-protecteurs ! J’ai confiance en vous, je sais que vous ne me trahirez pas. (...)
Lazila se pencha au-dessus de la cage de “capitaine”. Le lapin ne semblait pas plus dérangé que les chevaux par l’abord du Territoire-Dragon. Elle ramena ses boucles brunes en arrière et se retourna vers son compagnon assis en tailleur, en méditation. (...)
-Non, j’ai l’impression que son esprit est dormant... C’est comme s’il lui était arrivé quelque chose... -Et Lombardo ? -Attends... Ce n’est pas un mince effort que de se remettre comme ça, tout de suite, en résonance avec son cristal. (...)
-Et bien repose-toi alors, mais essaie de faire vite... Ca ne m’enchanterait pas du tout d’avoir à risquer ma peau à l’intérieur du Territoire-Dragon. -Moi non plus... Lazila se retourna vers la cage... -T’aimes le lapin ? Lazlo lissa son crâne chauve en plissant ce qui lui tenait place de sourcils. (...)
La gamine s’y est peut-être attachée et sa mère ne sera pas contente si on fait quoi que ce soit pour la mettre en rogne... Lazila fit un sourire gourmand en creusant un peu les hanches, la mission avait beau être sérieuse, il n’y avait rien d’autre à faire en attendant... -T’aimes la “zila” alors ? Lazlo se massa le bras en répondant au sourire... -Je ne suis pas certain que ça me mette en forme pour pénétrer l’esprit de Lombardo. Féline, Lazila glissa: -Tu n’auras rien à faire, je m’occupe de tout... -T’es vraiment pas une fille sérieuse Lazila. (...)
-Seulement quand je dois tuer ou faire l’amour... Répondit-elle en plongeant vers son entre-jambe... Lombardo s’affala à côté d’un rocher. Il n’avait même pas eu le temps de faire quelques centaines de pas. (...)
Son esprit lui redessina le tableau de la nuit où tout avait commencé... Daerel se leva pour verser un large trait du liquide pourpre dans le verre de Lombardo. -Buvez ! Intima-t-il. Lombardo concentra ses sens sur l’odorat, de nombreuses fragrances se mélangeaient, essentiellement des plantes exotiques des îles, du pavot bleu et de l’archéronte rouge. Il lui faudrait développer des trésors de volonté pour ne pas dire toute la vérité au Prince si celui-ci se mettait à poser des questions trop ciblées. Lombardo leva les yeux vers la couleur si intense, vers ce violet qui entouraient les pupilles dilatées du Prince et but à petites gorgées - en savourant cette fois-ci. Un brasier incandescent s’alluma sur le moindre grain de sa peau, il eut l’impression d’être caressé par un million de femmes à la fois. La voix du Prince se fit plus lointaine, tous les objets prirent des contours pour le moins incongrus et leurs couleurs se fondirent subtilement en de merveilleuses palettes formant des nuances jusque là inconnues... La seule chose qui resta stable fut ce violet. Le violet des yeux du Prince... -Bien ! - fit la voix, toujours de très loin... - Vous êtes vraiment quelqu’un de très résistant mon bon Lombardo... Je ne puis tenir ce breuvage que grâce à mes talents mystiques. Rares sont ceux qui ont la volonté suffisante pour y résister. -Que voulez-vous exactement que je fasse Prince ? Lombardo eut l’impression que sa voix portait avec une sorte d’écho étouffé... -Rien de plus que convaincre ma fille que je suis l’horrible assassin de sa mère et lui donner le moyen de me détruire... -Quel... Quel est-il ? Risqua Lombardo en se concentrant pour ne pas bafouiller. -Hé bien, il faudra que vous l’ameniez à apprendre l’existence du rituel de l’aile de Jazerbel et qu’elle se le procure... -Pouvez-vous être plus précis, Prince ? -Oui, bien sûr... Ce rituel est une opération de Haute-magie qui permet de tuer quelqu’un dont on possède le sang - c’est à dire la vie - à distance. (...)
-Elle n’a pas l’âge pour s’en procurer un... -A elle d’avoir le cran suffisant pour le faire : dans le Territoire-Dragon... Lombardo se racla à nouveau la gorge et se força à maintenir son regard toujours un peu en dessous du violet si intense... -C’est extrêmement risqué Prince... -Effectivement, je ne pense pas avoir trouvé d’épreuve plus difficile pour son initiation... Mais vous êtes extrêmement doué Lombardo. Je gage que vous saurez survivre avec ma fille à une telle épreuve... -Jusqu’où dois-je la laisser aller Prince ? -Jusqu’au bout Lombardo... Exécutez tout ce qu’elle vous demande, soyez totalement à son service et lorsqu’elle aura lancé son sort, vous lui expliquerez. -Je suppose que ce n’est pas votre sang qui sera composante du rituel... -Non, bien sûr Lombardo. A vous, évidement, de trouver le moyen avec elle de m’en “dérober”... Une “attaque organisée” dans la rue contre ma personne serait la bienvenue. (...)
-Voudriez-vous faire d’une pierre plusieurs coups en faisant tuer réellement quelqu’un par votre fille ? -Cela n’a que peu d’importance, mon bon Lombardo... Tout ce dont vous avez à vous préoccuper, c’est que ma fille survive à cette épreuve en mettant tous les atouts de votre côté... Le Prince quitta un bref moment le champs de vision de Lombardo pour se verser une coupe supplémentaire. -Il n’est pas certain que nous puissions trouver une équipe solide pour traverser le Territoire-Dragon et localiser des cristaux... -Je suis sûr que vous y arriverez mon bon Lombardo... On raconte tant de choses sur certaines équipes qui viennent du monastère de l’infinie sérénitude... (...)
-Ils n’accepteront jamais de piller la vallée qu’ils protègent... -A vous de trouver une histoire avec ma fille, mon bon Lombardo... A vous d’être inventifs... -Et cette équipe capable de trouver des cristaux... Qu’est-ce que j’en fais, une fois que le rituel de votre fille sera fini ? (...)
Et si ce n’est pas possible, vous savez très bien quoi en faire... Un travail de longue haleine vous attend mon bon Lombardo, je mets toutes mes espérances et la vie de ma fille entre vos mains. Mais bien sûr, à requête exceptionnelle, récompense exceptionnelle... Que pourrais-je faire pour vous, mon bon Lombardo ? -Me libérer de ma fonction une fois que votre fille sera majeure, Prince... Rares sont les Haut-protecteurs qui ont servi aussi longtemps que moi... -Vous avez envie de fonder une famille, mon bon Lombardo ? -C’est une chose que j’envisage, Prince. Mais je resterais votre mercenaire attitré... -Comment pourrait-il en être autrement, mon bon Lombardo ? Lazlo étendit les bras et s’étira... Il était temps... La nuit s’avançait de trop maintenant : il fallait savoir ce qui se passait. La tempête mystique empêchait sans doute la “communication” avec Laïdrella mais la distance était vraiment trop courte pour que Lombardo lui échappât. Il dégagea doucement Lazila et s’installa confortablement en tailleur pour se concentrer. Elle marmonna: -T’y vas ? (...)
Il oublia même qui il était pour ne plus se concentrer que sur une vibration, une seule note, celle émise par le cristal implanté à la base du cou de sa cible, celle produite par Lombardo. Quelques respirations larges, encore, pour entendre le début de la note et résonner avec elle, voir à travers les yeux de Lombardo comme il l’avait fait si souvent depuis qu’il le suivait... La légère vibration - si caractéristique - se fit ressentir et la note se créa. (...)
Lazila se pencha vers son homme. Il allait bientôt s’écrouler... Une flèche se planta dans le crâne de Lombardo, une flèche de feu... Il réprima une grimace et se releva d’un bond. La tempête masquait son champ de vision, des milliers de phosphènes dansaient devant lui frénétiquement. Lombardo plissa soudain les sourcils... Certaines des petites étincelles commencèrent à se rassembler de manière étrange devant lui, à former une masse presque humanoïde ressemblant à un lutin ou un Dorli dépourvu de système pileux... Lombardo posa son sac au sol et mit le pied dessus. La forme prit enfin une consistance éthérée... Une voix sembla en surgir... -Bonsoir, je m’appelle Lazlo et on va être concret. Je travaille pour votre ancienne compagne, Laïdrella. Elle veut que sa fille se sorte sauve de cet endroit... Où est-elle ? -Et moi je travaille pour son mari... Cela ne vous regarde pas ! Lâcha Lombardo en faisant un rempart de sa volonté. Aucun trait dans son visage ne témoignait plus la moindre émotion -Détrompez-vous. Nos ordres sont clairs ! Laïdrella entend récupérer sa fille... Nous pouvons vous suivre à chaque fois que vous n’êtes pas sous l’influence de votre maître. (...)
Tout autant que je doute que vous ayez compris un traître mot à cette histoire... L’ectoplasme sembla sourire. Il avait l’air sûr de lui... -Et si je vous parlais d’un gamin nommé Liam et de sa mère qui s’appelle Justine ? Lombardo plissa les yeux, sans même prendre un air méchant. -Et si vous me disiez ce que vous savez de cette histoire, avant ? -Tout ! Maavira passe son rite de deuxième cycle en ce moment. Elle a été manipulée par son père pour récupérer des cristaux et lancer un simulacre de sortilège. (...)
-Comment me “contactez-vous” ? J’ai un cristal, c’est ça ? Dans ce cas, vous devriez savoir que je ne pourrais jamais échapper au Prince. -On vous l’enlèvera. Sauvez-la gamine et éliminez l’équipe d’aventuriers ! C’est un conseil avisé. (...)
-Qu’est-ce qui vous fait croire que je sois attaché à cette Justine et ce Liam ? L’ectoplasme prit, lui, un air mauvais. -Votre ancienne compagne, Laïdrella... -Allez-vous perdre dans les limbes de Jazerbel ! Je suis aux ordres du Prince et je dois lui ramener sa fille. Même si elle est encore pire que sa mère et si elle a aussi peu de conscience morale, il n’en sera pas autrement ! -Vous ne pourrez pas m’échapper... Arrêtez d’être stupide ! Lombardo esquissa ce qui pouvait ressembler à un sourire. -Je ne suis atteint par rien d’autre que ma loyauté et vous ne pouvez agir qu’à travers mes yeux... Il faudrait l’étoffe d’un Dragon pour lire dans mes pensées à distance. Il plongea la main dans son sac et déchira un bout de chemise. L’ectoplasme voulut dire quelque chose mais il disparut lorsque Lombardo posa le voile devant ses yeux. Avec le sourire de la détermination, Lombardo inspira, ramassa son sac et plongea dans la nuit qui était devenue encore plus noire... Oui. (...)
Oh ce n’était pas qu’il y eut à en tirer une gloire particulière : je n’étais pas dans un excellent état, allongé contre mon rocher, à fixer béatement la lune dans un état de demi-somnolence... Mais bon, Chat était de retour pour clore le chapitre de cette sombre histoire de fleur pour une princesse... Ce fut un cri d’oiseau qui m’éveilla, le cri d’un freux posé à quelques coudées de moi. (...)
Je tentai de rassembler ce qui me restait de forces et me relevai pour suivre bêtement l’oiseau, il pouvait être le Dragon après tout. L’image d’un oiseau survolant librement la vallée s’imposa soudainement à mon esprit. (...)
Peut-être voulait-il, même, me gratifier des souvenirs de tous les intervenants de cette histoire, peut-être était-ce le don que j’avais gagné, celui d’être un “chat” au même titre qu’une partie de la conscience du dragon... Je pénétrai en titubant dans le bois et fut surpris de n’entendre aucun bruit. Je regardai autour de moi : aucune forme de vie. (...)
Je dirigeai mon regard vers la vallée et me rendis compte, pour la première fois, de ma position exacte en prenant les pics du Chat et de l’Oiseau comme repère : je me trouvais à peine à quelques centaines de pas, en coupant à travers bois, de notre campement. (...)
Un espoir me restait pour mes compagnons, une sorte de vague conscience de les avoir vus en rêve. Je repris mon souffle et entrepris de traverser silencieusement le bois : Maavira ou Lombardo s’en étaient peut-être sortis avec un cristal-majeur et je n’aurais pas été de taille. Le meilleur profil pour un Chat était assurément la discrétion. Je m’arrêtai au bout de quelques pas pour tourner la tête dans tous les sens mais le freux n’était toujours pas là. (...)
Les choses m’auraient paru étrangement plus simples si ce maudit corbeau avait été une épreuve de plus imposée par le Dragon : soigner l’oiseau blessé, lui retirer une quelconque flèche plantée dans son aile, faire acte de générosité pour un être vivant. (...)
Lazila se gratta légèrement la tête, elle était encore plus belle quand ses cheveux étaient défaits. -Tu ne pourras même pas “contacter” Laïdrella ? -Non, il n’y a qu’à espérer que ça soit elle qui le fasse... -Et si Lombardo garde tout le temps son bandeau sur les yeux, comment feras-tu pour savoir où il est ? -Il ne pourra pas. C’est impossible avec tous les dangers qui le guettent dans le Territoire-Dragon. Et je vais tâcher de le joindre tous les sabliers... -Tu tiendras le coup ? Lazlo caressa le cristal-mineur incrusté dans son front -J’en ai vu d’autres et je suis bien équipé... Lombardo s’arrêta au bord du précipice... La tempête semblait faire moins de bruit à l’extérieur. La lumière qui filtrait à travers le bandeau indiquait que le chien avait rangé sa peau de loup. (...)
Tout était allé trop vite cette nuit, il n’avait eu le temps de faire que les choses à l’instinct et il ne pouvait pas jouer son sort ou son destin sur une décision irréfléchie. Quitter le Territoire-Dragon en se fiant à son sens de l’orientation et de la dénivellation pour retrouver celui qui parlait dans sa tête relevait de la folie pure et simple. (...)
Il était déjà difficile de survivre aux dangers du Territoire lorsqu’on possédait la vue, alors sans... Et puis il abandonnait Maavira, il abandonnait celle qu’il devait protéger. Lombardo se massa les tempes... Non, il ne l’abandonnait pas vraiment, les aventuriers pourraient s’occuper d’elle. Elle était partie avec Chat pour la guider. C’était un homme d’honneur, il ferait tout pour la sauver et il était impossible à Lombardo de la retrouver dans la tourmente. Et puis la gamine était prise d’un accès de démence à son encontre qu’il n’avait pas envie de gérer. Maavira venait de le faire plonger plusieurs années en arrière et voilà que sa mère était là, avec des sbires pour le suivre. (...)
Oui, il n’y avait pas d’autres choses à faire. Jamais celui qui le surveillait ne pourrait penser qu’il avait “abandonné” la Princesse... Lombardo se massa le haut du cou pour rechercher l’endroit où on lui avait implanté un cristal, où Laïdrella lui avait implanté ce cristal : les Princes n’avaient pas besoin de surveiller leur Haut-protecteur. En connaissant la résonance de cette chose enfouie en lui, n’importe quel magicien ou psikaë en transe pouvait entrer à la surface de son esprit, voir à travers ses yeux. (...)
Bien sûr, le procédé avait quelques contraintes, la personne qui entrait en lui ne pouvait pas être éloignée de plus de deux ou trois jours de marche. Elle se devait aussi, impérativement, de ne jamais activer le cristal en face du Prince... Il l’aurait détecté... Laïdrella avait donc placé au moins deux agents sur ses pas : on ne laissait jamais seul un magicien ou un psikaë en état de transe. La solution la plus logique pour s’en sortir, et protéger la princesse, était de les éliminer au plus vite avant qu’ils n’aient pu lui établir un rapport si l’un d’entre eux possédait un cristal-mineur ou majeur. (...)
La pluie cessa et le ciel sembla se dégager brusquement car la lumière se fit plus intense à travers le bandeau écru. Lombardo se releva et inspira. Une brise fraîche et légère caressait son visage, l’onde ruisselait joyeusement en contrebas et les branches bougeaient mollement. (...)
Il accrocha sa corde à un rocher, s’assura de sa solidité et sauta en rappel. Il n’y avait plus de temps à perdre. La vraisemblance voulait que les sbires de Laïdrella se trouvent au campement qui avait été établi aux abords du Territoire-Dragon. Avec les drogues qu’il prendrait tout à l’heure et la ténacité acquise au cours de plus de vingt cycles de bons et loyaux services au conseil des Princes, il pourrait parvenir au campement le lendemain matin. En continuant à glisser le long de la corde, il se prit même à penser qu’il avait au moins l’avantage, avec son bandeau sur les yeux, de ne pas pouvoir être victime des illusions projetées par l’esprit du Dragon dans la vallée... Je m’arrêtai à quelques pas de la sortie du bois. Le petit coteau dégagé, qui marquait l’endroit où nous avions établi notre campement, s’élevait à quelques dizaines de pas devant moi. (...)
Il sembla s’intéresser un moment, en croassant d’un air joyeux, à un cadavre de rongeur qui traînait dans les herbes. Peut-être était-ce dû à la fatigue mais je ne pus m’empêcher de sourire : un parallèle se fit dans mon esprit entre l’oiseau bondissant dans l’herbe et Marik faisant l’andouille dans une auberge. Le corbeau s’arrêta soudain pour regarder dans ma direction, je me figeai. (...)
Je dépliai mes jambes et décidai d’aller jeter un bref coup d’oeil dans la direction qu’avait prise l’oiseau. En à peine un demi-sablier, je fus au bord du Territoire-Dragon, au sommet d’une petite falaise. Il m’aurait fallu la descendre pour passer de l’autre côté.. (...)
Mes yeux portèrent au-delà du magnifique dessin de ses ailes, en contre-bas sur ma gauche... C’est alors que je vis Lombardo. Je fus à peine surpris. Ma chance semblait être revenue. Lombardo se déplaçait silencieusement avec un bandeau sur les yeux. Sa besace avait l’air d’être pleine, il devait certainement lui rester de la corde. (...)
Je fis d’un bond les trois pas qui nous séparaient et lui envoyai un grand coup de pied pour le finir. Ce ne fut pas suffisant. Même aveugle et épuisé, Lombardo était un monstre de combat. Je reculai aussitôt pour lancer une autre pierre. Il valait mieux profiter de la distance. (...)
Je lui ouvris la bouche pour inspecter une éventuelle dent creuse mais je ne trouvai rien : des gars comme Lombardo étaient au-delà de ce genre de procédé pour assassin de troisième zone. Ce fut son bandeau ensuite qui m’intrigua, j’allai le lui ôter lorsqu’il se réveilla. (...)
-Ne touchez pas à ça !!! Je posai la lame de mon couteau sous sa gorge et prit un ton sévère... -Toi, mon père Lombardo... Va falloir que tu craches un peu ce que tu sais, sinon je te jure que je m'amuse au 'chat' avec toi... Il ne broncha pas. La mort ne lui faisait visiblement toujours pas peur, il était vraiment prêt à mourir pour ceux qu'il servait. (...)
-Où sont mes potes et la petite peste ? -A priori le nain et votre amie sont toujours en vie... En ce qui concerne Maavira, je la croyais avec vous et le velu. Il était d'un tel flegme : aucun tressaillement ne trahissait ses émotions. Mais mon intuition me souffla que j'avais eu raison d'avoir fait confiance à Lombardo. Je ne laissai rien paraître, moi aussi, et continuai : -C'est toi qui va commencer mon pote. (...)
-Je viens de manger, le ciel est bleu, ma femme et mon meilleur pote sont apparemment en vie, j'ai besoin de reprendre des forces... J'ai tout mon temps, Lombardo... J'ai tout mon temps... Je m'assis sur le côté... Je l'avais laissé débiter tout d'une traite et j'étais certain qu'il ne m'avait pas menti. (...)
Ma vie et celle de mes amis pour une fichue cérémonie d’initiation au passage à l’adolescence ? Merde Lombardo ! Ch’uis pas raciste, mais y a quelque chose de fêlé chez les Dorlis ! Faut être complètement atteint pour risquer la vie de sa fille comme ça... Lombardo essaya de gigoter pour se relever. Ce n’était pas évident : je l’avais tellement bien saucissonné. (...)
Mes options sont limitées, et si j’échoue, je suis considéré comme mort par le Haut-conseil. -Pourquoi ? -Parce que le Prince possède mon sang et que le rituel de l’aile de Jazerbel est mon couperet. Ne sachant plus quoi faire de mes mains qui s’agitaient dans tous les sens, je les croisai. -C’est pas le jour des Haut-protecteurs, Lombardo... Quel que soit le camp que tu choisisses, t’es dedans jusqu’à la glotte... -Ce n’est pas sûr, ça dépend de ce qui s’est passé lorsque la petite a lancé son sortilège. (...)
Il me coupa en joignant le geste à la parole, un bref signe de la main, paume en avant: -Je soupçonne le Prince de m’avoir remis le sang de Laïdrella pour faire le rituel. Je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas pu être au courant de tout et conserver magiquement un peu de ce sang. C’est une manoeuvre qui lui ressemblerait fort, faire tuer la mère par la fille et l’amant... -Tout en sachant que la fille projetterait aussi de tuer l’amant ? -Non. Le Prince sait que je lui suis fidèle, il ne veut pas ma mort. C’est Maavira qui a pris cette décision, peut-être parce qu’elle m’estime responsable de la mort de sa mère. Dans son esprit confus, l’amant doit payer lui aussi. -Elle a peut-être aussi dans le sang la malignité de sa mère... Lombardo passa le bout de ses doigts sur sa tempe. -Possible aussi… Il est certain que Maavira s’est montrée particulièrement digne de suivre la voie tracée par ses parents. Savez-vous si le rituel a réussi ? -J’en sais rien, Lombardo. C’est bien mon malheur, mais j’ai jamais rien entendu à ces foutues manoeuvres de sorcellerie. Lombardo releva la tête, son visage ne laissait toujours rien transparaître. -Bien... Savez-vous si Maavira est encore en vie ? Un affreux croassement brisa le silence de la vallée, il ricocha, porté par l’écho et pénétra en force dans mon cerveau. (...)
Un rempart qui n’était fait que de verre éclata sous l’onde sonore. Tout ce qui s’était passé, tout ce que le chat et l’oiseau avaient pu voir, tout ce que Maavira avait ressenti ou laissé en moi explosa dans mon esprit. Un tourbillon vertigineux de sons, d’images et de sensations. Pendant un court instant, je crus devenir fou. Je vacillai en arrière et Lombardo me retint. Le corbeau cessa de crier et tout s’arrêta. Mais en même temps, tout était là, tous les souvenirs. (...)
Il allait me falloir plusieurs semaines pour assembler tous les morceaux... Le silence se fit un long moment puis Lombardo tourna, garde en avant, le couteau qu’il m’avait subtilisé pendant mon vertige et le posa dans ma main. (...)
Je tremblai et j’eus du mal à focaliser mon attention, ne serait-ce que quelques battements de cil, sur le couteau... -Tu devrais me tutoyer Lombardo. Avec ce qu’on aura fait chacun pour l’autre ou pour tout ce merdier. Lombardo ne posa pas la main sur mon épaule, il n’était pas encore détaché de sa fonction et les gestes réconfortants ou la familiarité ne faisaient pas partie de son rôle. -Enlevez-moi le cristal du cou et dites-moi où est la Princesse. Je lançai presque machinalement: -Elle est très certainement avec le Dragon, comme mes amis. Elle a foiré une épreuve ou un truc comme ça. Les images sont encore vagues dans ma tête. (...)
Lazila arracha rageusement, à pleines dents, un morceau de viande séchée. Trente fois déjà, Lazlo avait tenté de contacter Lombardo. Trente fois, il n’avait touché que les ténèbres. L’attente devenait insupportable: Laïdrella ne les avait pas “contactés” depuis plus de deux jours. Elle se pencha sur le corps de son amant. (...)
-Il ne faudrait pas que j’aie à maintenir ce rythme pendant plus de deux jours encore. Même les drogues ne seraient plus efficaces... -Tu ne veux pas “contacter” Laïdrella plutôt ? Ca commence à faire long... Et si Lombardo est parti enfin à dormir, ça te laisse une marge de quelques sabliers pour le faire. Lazlo se força à dessiner un sourire sur ses lèvres. -Bien, si tu veux, mais ne compte pas sur moi pour te faire “hurler” les deux jours prochains. (...)
-Allonge-toi contre moi, le temps que je récupère un peu. On verra ce que j’ai dans le ventre quand j’aurais “contacté” Laïdrella. Elle s’allongea sur le dos, juste à côté de lui. Même dans cette position, ils pouvaient apercevoir l’ensemble du campement à quelques dizaines de pas de là. (...)
Les buissons offraient une parfaite couverture végétale. Elle inspira avant d’hasarder : -Dis... T’as déjà fait l’amour avec Laïdrella ? Il tourna légèrement la tête vers elle et lui caressa la joue: -Pourquoi ? T’es jalouse ? -Avec toi... Oui. Un nouveau sourire se dessina sur son visage. Il posa un baiser sur ses lèvres. -Non, elle est trop glacée... Je n’aime que les filles qui ont de la « chaleur » comme toi... Elle esquissa, elle aussi, un sourire avant de lui rendre son baiser; -Moi non plus, je l’ai jamais fait. J’aime que les mecs qui en “ont” comme toi... Je réprimai une grimace de dégoût en constatant la boucherie que je venais de faire. Lombardo gisait au sol, inconscient. Une flaque de sang se répandait sous lui. J’eus l’impression que la terre serait souillée à jamais. (...)
Treize facettes : c’était bien un petit objet de pouvoir. Sans réfléchir, je le posai sur le rocher et le brisai avec une pierre. Lombardo eut un soubresaut. -Déjà réveillé ? Il marmonna en tentant d’éteindre le feu qui le consumait. (...)
-Oui, mais il faut me laisser un peu de temps pour contrôler ma douleur... -Tu peux pas te lever là ? -Un autre que moi serait mort. Il disait vrai. Marik ou Doliane auraient peut-être pu survivre à cette épreuve, mais moi j’y serais passé. J’avais dû “racler” le cristal drôlement près du cerveau et des vertèbres et la blessure pissait le sang. -Je te laisse “désinfecter” ta plaie ? Lombardo crispa un peu ses mains et se permit une note d’humour. -J’apprécie que vous ne m’ayez pas pissé dessus. (...)
Je m’occuperais de ça tout à l’heure. -Bon j’y vais, je serais pas long. Faut juste que je sache à qui on a à faire. La main de Lombardo se détendit, il sombra visiblement dans les vapes. Je m’emparai alors de son épée et d’un couteau de lancer et m’engageai dans les bois. (...)
Je fis un long détour bien au-delà du coteau sud pour aborder le campement du côté ouest. Le corbeau était parti, j’étais à nouveau seul. Je ne fus qu’une ombre furtive dans la forêt, un chat guettant sa proie, un félin prêt à passer à l’attaque. Je ne fis absolument aucun bruit, un jeu dans lequel j’excellai, et approchai enfin de l’orée du bois alors que le soleil était à son zénith. (...)
Elle navigue dans les hautes sphères du pouvoir là-bas, je te rappelle. Garde tes “dons” pour l’équipe d’aventuriers. Je vais essayer de voir où en est Lombardo. -Tout de suite ? -Oui. On a pas vraiment d’autres choix. Ca devient long là. Je vais tenter de me concentrer sur la puissance du signal émis tous les deux ou trois sabliers. (...)
Je préférais presque quand on était indépendant. On serait jamais allé de notre plein gré dans le Territoire-Dragon. Il s’allongea en souriant à moitié. -Tu veux reprendre ta liberté ? Tu serais prête à perdre le cristal et certaines de tes capacités ? (...)
En à peine quelques inspirations, la main de Lazlo devint molle dans la sienne, son esprit était parti. Elle reposa doucement le bras dans l’herbe. Ce fut le moment que Lombardo choisit. Il émergea de la couverture végétale, à quelques coudées du bosquet. Plus vive que la mangouste, elle se releva en dégainant plusieurs étoiles de lancer et son épée. Lombardo couvert de sang, campé bien droit avec ses deux dagues à la main, ressemblait à une sorte de démon. (...)
Il se dévisagèrent un bref instant et plongèrent l’un sur l’autre. Ce fut le moment que je dus choisir, moi aussi, pour agir. Lombardo avait beau avoir déjoué ma vigilance et celle du couple ; il n’était pas certain qu’il puisse tenir longtemps face à la Guerrière-cristal. Elle me sentit venir et lança une étoile dans ma direction tout en essayant d’embrocher Lombardo. Il bascula en arrière pendant que je roulais vers le corps étendu. L’étoile frôla ma nuque. La bougresse était sacrément douée et terriblement rapide, plus que Marik. Je fis une nouvelle roulade en jetant mon épée en direction des deux combattants. Lombardo esquiva en plongeant pour se saisir de son arme. Une nouvelle étoile partit dans la mêlée. Je ne fus pas assez rapide. (...)
Elle se ficha profondément dans ma jambe. Je m’écroulai au sol à trois coudées du corps de Lazlo. La lame de Lazila déchira deux fois l’air. Lombardo parvint à esquiver le premier coup et parer le second. Maîtrisant ma douleur, je rampai vers Lazlo. Je perçus à quelques pas de moi, de l’autre côté du buisson, Lombardo qui tentait de contenir les assauts de Lazila. Elle portait trois attaques là où il ne parvenait à en placer qu’une. (...)
Je mis un grand coup sur la tête du magicien pour qu’il ne se réveille pas. Elle ne quitta pas des yeux Lombardo et siffla : -D’ici, et même si je suis sur le côté, je peux te planter une quatrième étoile dans la gorge. Lombardo serra les dents. -Croyez-bien que j’en profiterai... Pour qui travaillait Laïdrella ? Elle eut de la peine à contenir sa surprise, elle était impulsive. Lombardo jouait l’avantage. Je rentrai moi aussi dans le jeu. -Ouais... Je sais pas si on t’as tout expliqué. Mais tu crois franchement que cette salope de Laïdrella a pu baiser le Prince comme ça ? Lombardo fronça légèrement les sourcils. Elle parvint, je ne sais comment, à soutenir son regard. -Nous sommes les deux seuls survivants de cette expédition. J’ai perdu mon honneur et ma fonction et le Prince a sa vengeance. Sa fille a tué sa femme avec l’aide de son ancien amant. J’ai entendu que vous ne pouviez pas la “contacter”. (...)
Les seules choses qui m’aient échappé sont les “salauds” dont vous parliez. Je me répète : pour qui travaillait Laïdrella ? Ma deuxième lame se posa sur le front de Lazlo. Lazila le devina du coin de l’oeil. -Pour le conseil de l’ombre, un ordre d’espions brotons s’occupant uniquement de la connaissance des arcanes. (...)
Les brotons, les foutus salopards de leurs sociétés secrètes de magiciens étaient prêts à piller tous les Territoires-Dragon. Je lançai : -Vous avez une monture-dragon ? On en a aperçu pas mal dans la vallée ces derniers temps... Elle tenait visiblement autant à Lazlo que je tenais à Doliane. Elle répondit franchement. -Oui, mais nous l’avons laissée à quelques centaines de pas d’ici. (...)
-Vous connaissez l’aire d’atterrissage des autres espions brotons qui survolent la vallée ? -Non, Lazlo et moi ne sommes pas brotons. On est des mercenaires, c’est tout. Lombardo continua le duel de regard. -Bon. La situation est simple maintenant. Ma mission et la vôtre ont échoué. (...)
-Néanmoins, comme nous sommes tous les deux blessés, et que si l’idée vous venait de revenir sur cette décision, nous serions désavantagés... Je vais devoir prendre un avantage tactique. Chat... Enlève-lui son cristal. Lombardo venait de m’adresser un ordre en me tutoyant. Il avait changé. Je sus en un battement de cil qu’il ne voulait pas les tuer. (...)
La vie de ces deux-là allait racheter plus de vingt cycles de meurtres et de servitude. Elle commit l’impair de tourner la tête vers moi. La garde du couteau de Lombardo la cueillit en pleine tempe. C’est à peine si je vis venir le coup. Ce sacré Lombardo était plus rapide qu’il ne l’avait montré dans le combat. Il n’avait fait que prolonger la scène pour que je puisse avoir le temps de menacer Lazlo. (...)
La douleur était vive mais il faut croire que je commençai à prendre l’habitude d’avoir mal partout. -Pourquoi Lombardo ? Tu veux repartir chercher Maavira ? -C’est la dernière chose que je dois au Prince. -Elle est aux mains du Dragon. -Si tu t’en es sorti, je n’ai aucune raison de craindre quoi que ce soit. Je me retournai légèrement sur le côté droit pour supporter la douleur dans ma jambe et ma fesse gauche. -Oui, mais moi je retourne pas là-bas. Je suis pas en état et je ne suis pas certain que mes amis le soient. L’acier du regard de Lombardo me transperça. -Nous sommes tous morts dans cette épreuve, Chat. Tous... -Et ces deux-là ? On leur enlève leurs cristaux avant de les ramener à leur monture ? Il acquiesça simplement en variant l’intensité de son regard. (...)
Je ne me hasardai pas à m’interroger sur leurs chances de survie. Ils étaient quand même là pour nous tuer au départ, et comme l’avait déjà dit Lombardo, ils étaient déjà morts s’ils conservaient sur eux ce moyen de se faire repérer. Je soutins d’un air bravache l’acier en fusion: -Mais avant, tu pourrais pas m’enlever ces deux fichues dagues ? (...)
Celebn, se tenait encore au-dessus de moi. Ca aussi, ça semblait être une habitude. Peut-être que le chat avait dit vrai, peut-être étais-je marqué par le destin. Une ombre traversa soudain l’astre orangé : il me fut impossible de déterminer si c’était un corbeau ou la monture-dragon avec ses deux occupants. Je tournai la tête dans tous les sens mais je ne vis pas l’oiseau. Je quittai ma position latérale et tentai de me relever sans trop forcer sur. (...)
Je pus simplement constater, après avoir fait de pénibles efforts pour me mettre debout, que mes blessures avaient été bandées et qu’on m’avait administré de l’archéronte jaune. On... je veux dire Lombardo. Ce salaud était increvable, rien ne pouvait l’atteindre. J’aurais bien aimé l’avoir comme ordonnateur de la guerre au monastère, il aurait pu nous apprendre beaucoup. (...)
Je me traînai vers le chariot, tous les chevaux étaient là. Seules des vivres semblaient manquer, des vivres et le lapin. Lombardo avait dû l’emporter pour une raison qui m’échappait. Peut-être pour prouver au Dragon qu’il restait dans l’âme de Maavira de la place pour être une petite fille. Je me laissai tomber sur le ventre à côté des chevaux, l’archéronte avait beau faire des miracles, il me faudrait deux ou trois jours pour pouvoir gambader et plusieurs semaines pour que les images cessent dans ma tête. J’attrapai une gourde d’eau et cassai quelques noix pour apaiser la faim qui me tiraillait depuis plusieurs jours. (...)
Le corbeau qui, je ne sais comment, était encore là croassa à nouveau. Je m’endormis... -Réveille-toi taffiote ! Brailla Marik. J’ouvris un oeil. Trois visages familiers et souriants se découpèrent dans mon champ de vision devant un ciel de midi. Même l’air abruti de Nasht me fit plaisir, Doliane me soutenait dans ses bras. Elle me souffla doucement : -Alors comme ça, t’abandonnes ta femme et tes amis pour te prendre pour une petite fille ? Marik désigna sa botte crottée. -Ouaip ! Si t’avais pas l’air d’avoir aussi mal au cul, je t’en mettrais bien un coup moi, greffier de mon coeur et de mes godasses ! Le regard de Nasht sembla s’allumer lorsqu’il me lança: -T’as eu quoi comme épreuve, toi ? Une partouze pour avoir mal comme ça ? Le nain dévoila plus grand ses dents en un large sourire... -Hé ben ma boule de poils ! C’est que tu commences à faire des progrès en causation... -En causation ? (...)
C’est un mot qui existe ça ? -Ouaip ! Ca veut dire parler en faisant des vannes. Je sentis la tendre caresse de Doliane dans mes cheveux. -Oh, un peu de souffle les gars ! Je veux embrasser ma femme... En posant un baiser passionné sur ses lèvres, je réalisai que j’étais plus prêt pour la bagatelle que le combat. (...)
-Wow que je puisse fendre le cul de Cenopii ! Ils vont nous faire des petits... Des demi-chats/lutins... Comment on va appeler ça Nasht ? Nasht haussa un sourcil pendant que Doliane se retournait. -T’es jaloux, mon gros ? Tu veux en “profiter” toi aussi ? Marik se posa en rigolant contre le chariot. -Nan ! Ch’crois qu’il s’est assez fait faire les fesses comme ça ! (...)
Mais on était tous vivants et il n’y avait rien de meilleur que d’être à nouveau tous ensemble. Lars se gratta légèrement le crâne... -Et vous n’avez pas cherché à savoir ce qu’étaient devenus Lombardo et cette Justine ? Ou si Laïdrella était vraiment morte ? Je le fixai droit dans les yeux. -Et tu crois pas qu’on a assez morflé comme ça, non ? La porte s’ouvrit à ce moment là, découvrant mes trois compagnons encapuchonnés. Marik leva joyeusement la main. -Salut la compagnie ! Douze choppes pour moi et moitié moins pour les autres ! Doliane s’approcha et s’assit tendrement à côté de moi. La jeune fille croisa les bras en se reculant un peu de la table. Je posai doucement la main sur l’épaule de Doliane. -Alors qu’est-ce que le conseil a décidé ? -Dès que tu seras rétabli mentalement, on a la permission de se rendre à Nexos pour récupérer la fille... Lars m’adressa un regard joyeux. -Chat, mon salaud ! T’as pas encore assez morflé comme ça ? Je marquais une pause le temps que Nasht et Marik éructent dans la bonne humeur de concert. J’en profitai pour serrer Doliane par la taille en faisant jouer mon regard de Lars à Silène... -Les seuls qui devraient morfler ici, c’est vous deux si vous finissez pas la nuit ensemble... Marik lança un clin d’oeil à l’assemblée en cognant sa deuxième choppe avec Nasht. -Par les saintes tripes de Foroln, faites que j’ai pas à tenir la chandelle ! Epilogue Le groupe encapuchonné tourna sur la droite après la place comme on le leur avait indiqué. (...)
Le petit tanneur hocha faiblement la tête. L’humain jeta quatre roues d’or sur l’établi. -Je m’appelle Chat, je pense que le nom de mes amis n’a pas d’importance. Ca te va, ça, comme monnaie ? Le petit tanneur découvrit faiblement ses dents éparses. (...)
Ils sont partis avec un gars assez grand et plutôt costaud. Il m’a dit que vous passeriez et m’a demandé de un dire un truc au “Chat”... -Quoi donc mon ami ? Lança l’humain avec une légère courbette amusée. -Ca va peut-être vous paraître étrange mais il m’a dit de vous dire: vous direz à Chat qu’à partir de maintenant se lèvent pour toujours les brumes de l’automne... L’humain n’eut pas l’air surpris par la réponse. (...)