JdRP Ambiance : La voleuse d’enfants
(...) Mais jugez-en par vous-même, je ne saurai retarder plus longtemps le début de ma narration. C’était il y a vingt ans, j’étais alors à la fleur de l’âge et au service de la duchesse de R***. Celle-ci n’était en vérité qu’une demi-mondaine ayant réussi à se faire épouser par le duc, richissime et ayant quelque importance dans le gouvernement de l’Empereur. (...)
Elle prétexta de graves maux de santé pour aller passer l’automne dans un coin reculé de Bretagne où elle n’avait nulle chance de croiser une quelconque connaissance. Elle n’amenait au manoir que deux domestiques : sa femme de chambre Perrine et moi-même, qui étions les personnes dans lesquelles elle avait le plus confiance. En fait de coin reculé, il s’agissait surtout d’une petite commune de campagne dont l’animation était aussi merveilleuse, inoubliable et gaie que la morgue de Paris quand sonne minuit. (...)
Ce village, ainsi abandonné, tombait en ruine et je me rappelle encore la tristesse qui nous avait tous saisis alors que nous contemplions ces maisons vides aux volets clos et branlants, aux toits effondrés, aux murs rongés par les lierres. Ma maîtresse, de nature curieuse, se renseigna sur cet étrange phénomène dont son mari n’avait pas été informé. (...)
Elle n’eut, pour tout élément de réponse, que la peur causée par une certaine « dame en noir » qui emportait les enfants dès les premiers jours de la naissance. La duchesse, qui n’était pas, comme la plupart des membres du sexe faible, du genre à prêter attention à ces balivernes, trouva plus sensé de justifier ce déplacement de population par l’appauvrissement des sols. Cependant, alors qu’elle allait au couvent voir la mère supérieure dans le but de faire un don et de louer les services et le secret de Soeur Marie-Marthe, qui faisait office de sage femme, j’eus envie de découvrir les environs. Je découvrais alors un petit cimetière. (...)
Mais il était facile de comprendre que les villageois avaient fui au fur et à mesure pour échapper à la malédiction qui semblait s’être abattue sur leurs nouveau-nés. Je décidai d’en parler à ma maîtresse, après un temps d’hésitation, craignant que cela ne la mette dans un état nerveux difficilement supportable pour son entourage – elle était déjà tellement sujette aux variations d’émotions depuis qu’elle était grosse. (...)
Mais c’était sans compter son bon sens. Elle décréta qu’il y avait sans doute, dans le village, des germes d’une maladie à laquelle les enfants ne résistaient pas. Or, comme le château n’était pas dans la commune elle-même et, qu’en outre, aucun habitants n’y était entré depuis plus de trente ans, il suffirait de rester en quarantaine jusqu’au moment de l’accouchement. (...)
Elle fit brûler les vêtements que nous portions ce jour-là et donna l’ordre express de ne laisser pénétrer aucun villageois dans le manoir. Cependant, il nous fallait bien nous nourrir, nous ne pouvions sans cesse aller au hameau voisin, situé à plusieurs lieues. (...)
La pauvre était un peu simple, mais fort gentille, et elle se prêtait avec grâce aux exigences parfois saugrenues de la duchesse. La jeunette était jolie, et ma maîtresse se prit d’affection pour elle – peut-être, pendant ces mois de solitude, avait-elle besoin d’une confidente. Cette demoiselle s’appelait Fernande et on s’aperçut, au bout de quelques semaines, qu’elle avait les mêmes symptômes que ma maîtresse : elle était enceinte. Sauf que, pour celui-là, le père était tout à fait inconnu. * Les mois passèrent et bientôt le sol se couvrit de feuilles d’or et de cuivre. (...)
Je n’ai jamais été sujet à la mélancolie, mais dans cette atmosphère d’attente et de silence, le village que l’on pouvait voir du haut du donjon prenait une allure de ville fantôme un peu glauque, et quand, parfois, il était noyé dans le brouillard on avait l’impression qu’il avait disparu définitivement de la surface de la terre. (...)
Les ventres s’arrondissaient comme la lune dans la nuit et bientôt la sage-femme fut presque continuellement chez nous. Je n’aimais guère cette soeur fripée, aux mains glaciales, au sourire presque trop bon. La bonté, je l’ai appris à mes dépends, n’est pas une qualité accessible au coeur humain, par nature mesquin et égoïste. (...)
En outre, elle promenait partout avec elle une odeur de renfermé des plus désagréables. Mais enfin, elle servait bien les deux futures mères et elle aidait Perrine, la femme de chambre, avec efficacité. Elle prit l’habitude de dormir au manoir en attendant la délivrance de ces dames, et j’eus à préparer plus de bois encore. A la mi-octobre, l’accouchement de ma maîtresse eut lieu et se déroula sans grande difficulté. Perrine admirait le savoir faire de soeur Marie-Marthe tandis que je faisais les cent pas dans le couloir, en quête de petits lutins ou de dame en noir qui auraient pu vouloir du mal au nourrisson, une petite fille appelée Françoise. L’enfant fut portée dans les bras de la mère qui s’endormit rapidement, épuisée. La religieuse repartit en emportant ses affaires et je la raccompagnai moi-même jusqu’au couvent. Quand je revins, je repris ma place dans le couloir. Dans la chambre, Perrine et Fernande tenaient compagnie à la nouvelle maman, et bientôt, dans le calme repos du manoir, je finis aussi par m’endormir. Ce fut le froid qui me réveilla, le froid qui avait envahi le couloir où je m’étais assoupi. (...)
Par acquis de conscience, et bien que ne croyant pas à toutes ces fariboles, j’ouvris la porte de la chambre et m’assurait que tout le monde y était, bébé y compris, et qu’ils avaient bien chaud. Rassuré, je descendis dans la cuisine me faire bouillir un café. (...)
Ce fut à ce moment que cela se passa. Un cri strident me fit renverser ma tasse juste prête et courir à l’étage où était la chambre. Là, au bout de couloir, je vis – oui, je vis – la dame en noir. Vêtue d’une longue robe de deuil, le visage caché par un voile blanc, elle portait dans ses bras un nouveau-né dont le linge de dentelles roses me fit comprendre qu’il s’agissait de Françoise. (...)
» criai-je, mais la dame en noir ne m’écouta pas et continua à avancer vers la fenêtre ouverte. Je courus vers elle mais fus arrêté dans ma course par la porte de la chambre que Perrine ouvrit en grand suite à mon cri. Profitant de l’obscurité et de la confusion, la dame en noir s’enfuit avec l’enfant que l’on devait ne plus jamais revoir. * Plusieurs éléments purent nous faire croire tout d’abord qu’il pouvait s’agir d’un fantôme. D’abord, la chambre où dormaient les femmes était fermée à clé. Ce qui est d’autant plus surprenant que j’avais pu l’ouvrir quelques instants à peine avant le terrible évènement. Qui l’avait fermée ? Dans quel but ? Et n’avait-on jamais entendu parler d’un fantôme vengeur qui fermait les portes à clé derrière lui ? En outre, sous la fenêtre, il n’y avait nulle trace de chute ni de pas, rien qui put laisser songer un quelconque passage alors que la terre était boueuse. parfois saugrenues de la duchesse. La jeunette était jolie, et ma maîtresse se prit d’affection pour elle – peut-être, pendant ces mois de solitude, avait-elle besoin d’une confidente. Cette demoiselle s’appelait Fernande et on s’aperçut, au bout de quelques semaines, qu’elle avait les mêmes symptômes que ma maîtresse : elle était enceinte. Sauf que, pour celui-là, le père était tout à fait inconnu. * Les mois passèrent et bientôt le sol se couvrit de feuilles d’or et de cuivre. (...)
Je n’ai jamais été sujet à la mélancolie, mais dans cette atmosphère d’attente et de silence, le village que l’on pouvait voir du haut du donjon prenait une allure de ville fantôme un peu glauque, et quand, parfois, il était noyé dans le brouillard on avait l’impression qu’il avait disparu définitivement de la surface de la terre. (...)
Les ventres s’arrondissaient comme la lune dans la nuit et bientôt la sage-femme fut presque continuellement chez nous. Je n’aimais guère cette soeur fripée, aux mains glaciales, au sourire presque trop bon. La bonté, je l’ai appris à mes dépends, n’est pas une qualité accessible au coeur humain, par nature mesquin et égoïste. (...)
En outre, elle promenait partout avec elle une odeur de renfermé des plus désagréables. Mais enfin, elle servait bien les deux futures mères et elle aidait Perrine, la femme de chambre, avec efficacité. Elle prit l’habitude de dormir au manoir en attendant la délivrance de ces dames, et j’eus à préparer plus de bois encore. A la mi-octobre, l’accouchement de ma maîtresse eut lieu et se déroula sans grande difficulté. Perrine admirait le savoir faire de soeur Marie-Marthe tandis que je faisais les cent pas dans le couloir, en quête de petits lutins ou de dame en noir qui auraient pu vouloir du mal au nourrisson, une petite fille appelée Françoise. L’enfant fut portée dans les bras de la mère qui s’endormit rapidement, épuisée. La religieuse repartit en emportant ses affaires et je la raccompagnai moi-même jusqu’au couvent. Quand je revins, je repris ma place dans le couloir. Dans la chambre, Perrine et Fernande tenaient compagnie à la nouvelle maman, et bientôt, dans le calme repos du manoir, je finis aussi par m’endormir. Ce fut le froid qui me réveilla, le froid qui avait envahi le couloir où je m’étais assoupi. (...)
Par acquis de conscience, et bien que ne croyant pas à toutes ces fariboles, j’ouvris la porte de la chambre et m’assurait que tout le monde y était, bébé y compris, et qu’ils avaient bien chaud. Rassuré, je descendis dans la cuisine me faire bouillir un café. (...)
Ce fut à ce moment que cela se passa. Un cri strident me fit renverser ma tasse juste prête et courir à l’étage où était la chambre. Là, au bout de couloir, je vis – oui, je vis – la dame en noir. Vêtue d’une longue robe de deuil, le visage caché par un voile blanc, elle portait dans ses bras un nouveau-né dont le linge de dentelles roses me fit comprendre qu’il s’agissait de Françoise. (...)
» criai-je, mais la dame en noir ne m’écouta pas et continua à avancer vers la fenêtre ouverte. Je courus vers elle mais fus arrêté dans ma course par la porte de la chambre que Perrine ouvrit en grand suite à mon cri. Profitant de l’obscurité et de la confusion, la dame en noir s’enfuit avec l’enfant que l’on devait ne plus jamais revoir. * Plusieurs éléments purent nous faire croire tout d’abord qu’il pouvait s’agir d’un fantôme. D’abord, la chambre où dormaient les femmes était fermée à clé. Ce qui est d’autant plus surprenant que j’avais pu l’ouvrir quelques instants à peine avant le terrible évènement. Qui l’avait fermée ? Dans quel but ? Et n’avait-on jamais entendu parler d’un fantôme vengeur qui fermait les portes à clé derrière lui ? En outre, sous la fenêtre, il n’y avait nulle trace de chute ni de pas, rien qui put laisser songer un quelconque passage alors que la terre était boueuse. (...)
Le comble était qu’on ne pouvait prévenir les autorités, la grossesse étant restée secrète. Allions-nous nous plaindre de l’enlèvement d’un bébé qui n’existait pas ? Aussi ma maîtresse, après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, décida-telle de mener elle-même l’enquête pour que cela ne se reproduise pas le jour où Fernande mettrait au monde son propre enfant. Sans s’apitoyer sur elle-même – peut-être ne pas avoir à s’occuper de l’enfant à l’insu de son mari l’arrangeait ? – elle prit la décision de découvrir qui se cachait derrière la dame en noir car, malgré tous les mystères qui entouraient la disparation de l’enfant, elle ne pouvait se résigner à croire aux fantômes. Selon elle, si la porte avait été fermée à clé, c’était pour nous faire croire qu’il s’agissait d’un être surnaturel. (...)
Or, seul un être de chair et de sang pouvait avoir intérêt à se faire passer pour un spectre. Aussi, bien qu’on ne découvrit aucun passage secret qui aurait permis à un humain de quitter la chambre, elle acheta deux armes à feu -une pour elle et une pour moi – pour défendre le petit à naître. (...)
En outre, elle chercha, parmi les villageois, qui pouvait correspondre à la dame en noir. Les enlèvements d’enfants avaient commencé dix-neuf ans auparavant – ce qui innocentait Fernande qui n’avait pas cet âge, bien qu’elle eût été présente dans la chambre au moment des faits. Le seul fait notable cette année-là était le premier décès d’un enfant né au couvent. La mère, une laïque réfugiée là, avait disparu quelques jours après. Certains, parmi les plus anciens, se souvenaient d’elle et parlaient de sa beauté. (...)
Ils pensèrent nous faire une révélation en affirmant que c’était elle la dame en noir, hantant les lieux et jalousant les mères qui donnaient naissance à des nourrissons en bonne santé. Quand ma maîtresse alla au couvent pour tenter de retrouver l’identité de la défunte, on l’amena à une tombe, à l’écart de celle des enfants. La femme, disait soeur Marie-Marthe, avait mis fin à ses jours suite au décès de l’enfant. Mais les nonnes n’avaient pas eu le courage de l’enterrer en terre non sanctifiée. Quand la duchesse demanda ce qu’il en était des tombes de nouveau-nés, la soeur répondit avec toute la tristesse du monde sur son visage, qu’elles apparaissaient toutes seules à chaque fois qu’un enfant était enlevé et qu’on y avait retrouvé effectivement leurs corps. Ma courageuse maîtresse voulut en avoir le coeur net, et tomba évanouie devant la sépulture de sa petite Françoise. Cette stèle gravée permit cependant à ma maîtresse d’élucider l’affaire. Elle ne voulut pas dire, sur le moment, quelles étaient ses certitudes mais le plan qu’elle mit en place lui donna raison. Deux mois après la funeste nuit, alors que les frimas de l’hiver avaient laissé place à la neige et que les feux flambaient sans trêve dans les cheminées, Louise donna les premiers signes de délivrance. On appela soeur Marie-Marthe et une fois encore tout se passa bien. On nomma l’enfant François, en hommage à l’enfant de la duchesse, et je raccompagnai la religieuse au couvent. Mais cette fois, je ne rentrai pas directement au manoir, j’attendais, tapi dans l’ombre. La neige donnait au paysage une dimension féérique, et il était difficile de croire qu’il pût se passer des choses si effroyables dans un moment si paisible. Et pourtant la dame en noir passa devant ma cache, si près que je sentis son parfum de renfermé, et que je me demandais un instant comment elle avait pu ne pas me voir. Réalisant cependant qu’elle continuait son chemin, je la suivis et la vis prendre avec effroi le chemin qui menait au manoir. Les poils hérissés, je ne la quittais pas des yeux, sortant mon révolver de ma poche, prêt à l’utiliser au moindre souci. A ma grande surprise, elle prit soudain la direction des bois. (...)
Toujours est-il que je la perdis de vue au détour d’un arbre. Je m’apprêtais d’abord à courir vers le manoir mais je me rappelais avoir entendu parler de passages, dans les vieux châteaux, qui servaient à fuir l’ennemi en cas de siège et permettaient de s’échapper par la forêt. (...)
Je décidai donc d’attendre. * L’écho d’un coup de feu, une dizaine de minutes plus tard, me fit comprendre que ma maîtresse avait elle aussi vu la dame en noir. Je restai aux aguets, tentant de lutter contre le froid qui commençait à envahir mes membres. Rien ne se passa et je crus un moment que ma maîtresse avait eu raison d’elle, Le comble était qu’on ne pouvait prévenir les autorités, la grossesse étant restée secrète. Allions-nous nous plaindre de l’enlèvement d’un bébé qui n’existait pas ? Aussi ma maîtresse, après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, décida-telle de mener elle-même l’enquête pour que cela ne se reproduise pas le jour où Fernande mettrait au monde son propre enfant. Sans s’apitoyer sur elle-même – peut-être ne pas avoir à s’occuper de l’enfant à l’insu de son mari l’arrangeait ? – elle prit la décision de découvrir qui se cachait derrière la dame en noir car, malgré tous les mystères qui entouraient la disparation de l’enfant, elle ne pouvait se résigner à croire aux fantômes. Selon elle, si la porte avait été fermée à clé, c’était pour nous faire croire qu’il s’agissait d’un être surnaturel. (...)
Or, seul un être de chair et de sang pouvait avoir intérêt à se faire passer pour un spectre. Aussi, bien qu’on ne découvrit aucun passage secret qui aurait permis à un humain de quitter la chambre, elle acheta deux armes à feu -une pour elle et une pour moi – pour défendre le petit à naître. (...)
En outre, elle chercha, parmi les villageois, qui pouvait correspondre à la dame en noir. Les enlèvements d’enfants avaient commencé dix-neuf ans auparavant – ce qui innocentait Fernande qui n’avait pas cet âge, bien qu’elle eût été présente dans la chambre au moment des faits. Le seul fait notable cette année-là était le premier décès d’un enfant né au couvent. La mère, une laïque réfugiée là, avait disparu quelques jours après. Certains, parmi les plus anciens, se souvenaient d’elle et parlaient de sa beauté. (...)
Ils pensèrent nous faire une révélation en affirmant que c’était elle la dame en noir, hantant les lieux et jalousant les mères qui donnaient naissance à des nourrissons en bonne santé. Quand ma maîtresse alla au couvent pour tenter de retrouver l’identité de la défunte, on l’amena à une tombe, à l’écart de celle des enfants. La femme, disait soeur Marie-Marthe, avait mis fin à ses jours suite au décès de l’enfant. Mais les nonnes n’avaient pas eu le courage de l’enterrer en terre non sanctifiée. Quand la duchesse demanda ce qu’il en était des tombes de nouveau-nés, la soeur répondit avec toute la tristesse du monde sur son visage, qu’elles apparaissaient toutes seules à chaque fois qu’un enfant était enlevé et qu’on y avait retrouvé effectivement leurs corps. Ma courageuse maîtresse voulut en avoir le coeur net, et tomba évanouie devant la sépulture de sa petite Françoise. Cette stèle gravée permit cependant à ma maîtresse d’élucider l’affaire. Elle ne voulut pas dire, sur le moment, quelles étaient ses certitudes mais le plan qu’elle mit en place lui donna raison. Deux mois après la funeste nuit, alors que les frimas de l’hiver avaient laissé place à la neige et que les feux flambaient sans trêve dans les cheminées, Louise donna les premiers signes de délivrance. On appela soeur Marie-Marthe et une fois encore tout se passa bien. On nomma l’enfant François, en hommage à l’enfant de la duchesse, et je raccompagnai la religieuse au couvent. Mais cette fois, je ne rentrai pas directement au manoir, j’attendais, tapi dans l’ombre. La neige donnait au paysage une dimension féérique, et il était difficile de croire qu’il pût se passer des choses si effroyables dans un moment si paisible. Et pourtant la dame en noir passa devant ma cache, si près que je sentis son parfum de renfermé, et que je me demandais un instant comment elle avait pu ne pas me voir. Réalisant cependant qu’elle continuait son chemin, je la suivis et la vis prendre avec effroi le chemin qui menait au manoir. Les poils hérissés, je ne la quittais pas des yeux, sortant mon révolver de ma poche, prêt à l’utiliser au moindre souci. A ma grande surprise, elle prit soudain la direction des bois. (...)
Toujours est-il que je la perdis de vue au détour d’un arbre. Je m’apprêtais d’abord à courir vers le manoir mais je me rappelais avoir entendu parler de passages, dans les vieux châteaux, qui servaient à fuir l’ennemi en cas de siège et permettaient de s’échapper par la forêt. (...)
Je décidai donc d’attendre. * L’écho d’un coup de feu, une dizaine de minutes plus tard, me fit comprendre que ma maîtresse avait elle aussi vu la dame en noir. Je restai aux aguets, tentant de lutter contre le froid qui commençait à envahir mes membres. Rien ne se passa et je crus un moment que ma maîtresse avait eu raison d’elle, ou qu’en tout cas le « spectre » ne repasserait pas par là. Je commençais à rebrousser chemin quand j’entendis un cri d’enfant. Je me retournai aussitôt... et je l’aperçus, elle, la dame en noir, portant dans ses bras François comme elle avait porté Françoise deux mois auparavant. (...)
Cette fois, je ne pris pas la peine de lui demander de s’arrêter, je tirai directement. La balle fit mouche, la dame tomba, protégeant l’enfant dans sa chute. Cependant, elle se releva avant que je n’arrive sur elle, laissant le fardeau qu’était devenu le nourrisson à terre. (...)
Pendant ce temps-là, la dame avait filé loin dans la forêt mais je pus suivre les traces de sang, l’enfant toujours pleurant contre mon torse qui le réchauffait. Je perdis les traces au bord de la rivière aux violents courants, et retournai le plus vite possible au manoir pour rendre l’enfant à sa mère qui devait être folle d’inquiétude. Le lendemain, des personnes du village voisin arrivèrent en convoi au couvent, pour rapporter le cadavre d’une dame, vêtue de noir, qui s’était noyée dans la rivière et dont le corps avait été arrêté par un des piliers du pont. Nous soulevâmes le voile avec appréhension pour découvrir le visage, bleu et boursouflé du fait du froid et de l’eau, de soeur Marie-Marthe. Ma maîtresse sembla ravie, décrétant que tout s’était passé exactement comme elle l’avait prévu. Elle certifia aux villageois que désormais il n’y aurait plus de disparition de nouveau-nés. Lorsque nous en reparlâmes, bien plus tard, ma maîtresse m’indiqua avec fierté que depuis cette nuit-là les enlèvements d’enfants avaient cessé. De fait, pensai-je en mon for intérieur, en l’absence de sage-femme, les quelques accouchements qui eurent lieu par la suite se firent dans les hameaux voisins, où les jeunes parents finirent par rester, de crainte du retour de la dame en noir. Ce qui avait permis à la duchesse de deviner, d’ailleurs, qu’il s’agissait de soeur Marie-Marthe – car elle l’avait compris assez vite – était le prénom de Françoise inscrit sur la tombe. Nul ne connaissait ce prénom excepté Perrine, Fernande, Soeur Marie-Marthe et moi-même. Elle exclut naturellement Perrine et moi, qui venions de Paris. Fernande, quant à elle, était trop jeune. (...)
Il ne pouvait donc s’agir que de la religieuse, vêtue de noir, qui avait la confiance des familles et à qui on ne pouvait cacher aucune naissance. Le mobile était plus difficile à trouver mais ma maîtresse décida que la solution de l’énigme était simple en vérité : Soeur Marie-Marthe avait renoncé à la vie non pas en se tuant, mais en faisant ses voeux, lorsqu’on son enfant était mort au couvent. La tombe n’était que le symbole de ce renoncement. Cela n’indiquait en rien comment elle était sortie de la chambre mais elle expliqua ce mystère en imaginant que nous n’avions su trouver le passage secret car il ne pouvait s’ouvrir que de l’intérieur. L’idée d’un passage secret permettant d’entrer au manoir mais pas d’en sortir me parait toujours aussi saugrenue au moment où j’écris ces lignes, mais ma maîtresse y mit une telle conviction qu’il était difficile de la contredire. En outre, c’était effectivement le seul raisonnement logique capable d’élucider cette affaire des plus étranges. Quant aux empreintes de pas qui n’apparaissaient pas sur la neige, la seule explication plausible était que la neige les avaient recouvertes, mais pas les miennes car, étant plus lourd, je laissais des empreintes plus profondes. Tout cela se tient mais j’ai remarqué, moi, quelque chose que nul autre n’a vu. Le corps de la soeur, lorsqu’il fut ramené au couvent, n’avait aucune blessure. Pourtant, je suis sûr d’avoir blessé la dame en noir cette nuit-là. (...)
Achéron est un jeu édité par CDS éditions qui est unique possesseur des droits d’exploitation sur tous supports et médias. (ISBN 978-2-9533562-5-0). Tous les droits de ce la nouvelle « La voleuse d’enfants » sont la propriété exclusive de son auteur.