JdRP Aides de Jeu : Être une femme pendant la Belle-Époque
Il convient tout d’abord de préciser que cet article est centré sur la situation des femmes françaises qui, même si l’on remarque quelques améliorations au cours de la période, n’est guère enviable dans bien des domaines. La plupart des femmes ont en effet une existence de soumission et de dépendance au monde masculin et sont, pour reprendre la formulation employée par Maurice Hauriou, dans une note parue dans le Recueil général de lois et des arrêts , fondé par J-B.Sirey, un « citoyen inexistant ». Dans ces conditions, on va le voir, vouloir jouer un personnage féminin crédible à Maléfices n’est pas simple ! Envisageons en premier lieu ce que dit le droit de cette époque, dans une société compartimentée en groupes sociaux bien distincts. Les femmes et les étrangers représentent la majorité de la population mais il s’agit d’une majorité quasi-marginalisée, dans un monde strictement hiérarchisé et dominé par les catégories sociales de la haute société. Il convient donc de ne pas se laisser tromper par les images : photogaphies, gravures et films nous montrent des femmes appartenant souvent à ces hautes sphères sociales, des créatures aux toilettes savantes, d’une élégance raffinée, des déesses inaccessibles et « décoratives » attestant par leur apparence la réussite de leur père ou/et de leur mari. En effet, les femmes subissent la suprématie masculine : celle du père tout d’abord, puis du mari. Le devoir d’obéissance est rappelé par le Code civil (article 213). Une femme a nécessairement la même nationalité que celle de son époux. Ce dernier a presque tous les droits sur elle : il doit surveiller la conduite de sa femme, il peut intercepter son courrier - et non le contraire... c’est illégal ! L’épouse doit habiter le domicile choisi par le mari, celui-ci devant assurer à sa femme logement, vêtement, nourriture, remèdes en cas de maladie, etc. Le « devoir conjugal » permet au mari d’user de violences - avec certaines limites - sans risques pour lui ; il peut aussi se montrer infidèle sans autre pénalité qu’une amende. (...)
En revanche, l’inverse est lourdement sanctionné, puisque la peine peut aller de trois mois à deux ans de prison (article 337 du Code pénal) avec cependant quelques assouplissements après 1870. Une femme ne peut pas exercer une activité professionnelle sans l’accord du père ou de l’époux et longue est la liste de ce qu’elle ne peut effectuer sans leur accord. (...)
Celle-ci ne peut en disposer sans son accord. A partir de 1881, les choses s’améliorent un peu puisque la loi admet qu’une femme puisse effectuer des retraits d’argent à la Caisse d’épargne. L’image même de la femme proposée dans les documents d’époque parle d’elle même, comme le montre le document ci-après (voici le texte des cartouches, de gauche à droite en suivant la pyramide) : LA SOEUR DE CHARITE : 'Misère et douleurs je soulage, Dieu me soutient et m’encourage'. LA SAGE-FEMME : 'Je vous soigne avec expérience, Au moment de votre naissance'. LA MAITRESSE D’ECOLE : 'Aux filles pendant leur jeunesse, J’enseigne vertus et sagesse'. LA MARCHANDE : 'Des femmes avec habileté, J’augmente et pare la beauté'. LA SERVANTE : 'Je couds, blanchis et sers à table, Aussi je suis indispensable'. L’OUVRIERE : 'A tous mes travaux, je m’applique, Dans l’atelier ou la fabrique'. (...)
Une pyramide édifiante ! On ne peut que constater la conception extrêmement traditionaliste qui est dévolue à la femme à travers de tels documents, qui foisonnent dans les livres édifiants et les traités d’éducation. (...)
En juillet 1907, une loi est votée mettant en place le système des « biens réservés » (salaire, économies, etc) que l’épouse peut gèrer s’ils sont réservés en priorité aux besoins du ménage. Une femme mariée qui travaille peut ainsi obtenir la propriété et l’usage de son salaire. Cependant, le mari peut attaquer sa femme devant les tribunaux s’il estime que celle-ci n’use pas convenablement de ces biens... Vivre sans la tutelle masculine est presque impossible. Une mineure est soumise à son père, divorcer est extrêmement difficile et la femme solitaire connaît un sort particulièrement délicat, à moins de disposer d’une fortune personnelle. (...)
En effet, si elle doit travailler pour survivre, elle touchera systématiquement un salaire inférieur à celui d’un homme puisque l’on considère le salaire féminin comme un appoint. Ce dernier point nous conduit à envisager les femmes et le travail. En 1914 la proportion de femmes qui travaillent est de 37 pour 63 hommes actifs. Celles-ci sont dans des situations de grande précarité, de vulnérabilité, et en proie aux violences de toutes sortes si elles sont ouvrières. En 1911 elles représentent 38% du monde ouvrier, en particulier dans les industries du textile et de l’habillement, que ce soit en travailleuses à domicile, en atelier ou en usine. (...)
La durée du travail est fixée par la loi Millerand de mars 1900, à 11 h au maximum et avec des pauses ; au bout de deux ans après la promulgation de la loi, on abaisse le temps de travail à 10 h 30. Les conditions sont très dures : le repos hebdomadaire n’est rétabli qu’en 1906 de manière officielle, mais le repos dominical existait, et on pouvait parfois ne pas travailler le lundi, mais sans être payé. La discipline dans les entreprises est souvent draconienne et les conditions d’hygiène, les tâches et les cadences éprouvantes, comme le prouve le doccument suivant.. (...)
Droit du travail 1880Règlement intérieur (évidemment authentique !) d’une vinaigrerie en 1880. Edifiant ! Au final, les ouvrières et surtout les ouvrières à domicile sont l’objet d’une exploitation de la part du patronat, bien que la loi Millerand permette la multiplication des inspecteurs du travail. Les emplois de type artisanal sont nombreux : plumassière, modiste, corsetière, couturière, lingère, blanchisseuse, etc. Ces emplois sont mieux rémunérés que ceux cités précédemment et les conditions un peu moins difficiles. Certaines femmes parviennent à gagner ainsi un peu mieux leur vie. Beaucoup de femmes sont paysannes et beaucoup parmi les plus jeunes deviennent domestiques et quittent leur campagne pour les villes. Cette catégorie de personnes présente une grande diversité et certaines dites « de maison » sont bien mieux rémunérées et considérées que d’autres, c’est le cas par exemple des cuisinières ou des gouvernantes. Cependant, si leur condition peut sembler meilleure que celle des ouvrières, il ne faut pas oublier qu’elles sont souvent attachées leur vie durant à la famille aisée qui les emploie, ce qui les voue à une vie de solitude forcée et durable dans bien des cas, et à bien peu de liberté ! Elles sont nourries, hébergées et bénéficient - du moins en principe - d’une sécurité plus grande que les ouvrières. Au début du siècle (1901) les domestiques de sexe féminin étaient environ 783 000 pour 170 300 hommes. Outre la domesticité, les femmes ont accès à des métiers demandant une certaine qualification : elles sont sage-femmes, infirmières, nourrices et on les trouve en ville à des postes de travail dans les imprimeries, les métiers de l’alimentation et les commerces divers où elles sont vendeuses. Une factrice !Fantaisie, certes, mais révélateur tout de même. (...)
On notera que si ces derniers emplois sont accessibles tôt en province, ils ne le deviennent qu’à partir de 1890 à Paris, avec le privilège d’un salaire fixe mais aucune possibilité d’avancement... L’administration des Postes et Télégraphes est la seule, avec l’Instruction publique dont nous parlerons plus loin, qui soit accessible aux femmes. Les demoiselles du téléphone100% féminines : Toutes ces femmes ne constituent finalement qu’une petite minorité, leurs salaires sont relativement peu élevés et ce sont souvent des célibataires. Les progrès de l’école et surtout de l’instruction laïque vont permettre aux femmes d’accèder à d’autres activités et naturellement aux savoirs. Les lois de Victor Duruy (1867) et plus tard de Camille Sée (1880) permettent en 1914 à environ 33 000 jeunes filles d’accèder à l’enseignement secondaire, ce qui est marginal pour un pays qui comptait en 1911 un peu plus de 39 millions d’habitants. Les femmes peuvent enfin accèder aux écoles normales en 1879 on en comptait alors 67 pour tout le pays. Ceci dit, des voix se sont élevées lors de la promulgation de ces lois, comme en témoigne cet article du journal « Le Gaulois » : Contre l’éducation des jeunes filles. La jeune fille française, élevée dans la protection vigilante de la famille, avait été avec soin préservée de l’éducation garçonnière et des brutalités de la science. Elle grandissait parmi les sourires et les joies, comme une fleur dans le soleil ; elle grandissait dans une poétique ignorance des mystères des choses [... (...)
Et cette paix candide de jeune fille, cette délicieuse floraison de pudiques désirs, ces élans d’idéale bonté qui plus tard font l’amour de l’épouse, le dévouement de la femme et le sacrifice de la mère, tout ce charme exquis, toute cette poésie [...], tout cela va disparaître ! (...)
On leur apprendra tout, même la rébellion contre la famille, même l’impureté. Elles n’auront même pas été vierges avant de devenir femmes... Journal Le Gaulois, 25 novembre 1880. Malgré ces remises en cause, l’instruction des filles se poursuit même si, à ce moment-là, la préoccupation principale vise l’instruction seule et qu’on ne se préoccupe pas des débouchés sur le marché du travail. L’enseignement laïc pour les filles ne laisse guère de place ni au latin, ni à la philosophie, ni aux disciplines scientifiques... En 1901 il y a dans les lycées et collèges 58 000 garçons et 7 800 filles. Les femmes professeurs sont mal vues des dames de la bourgeoisie, elles sont jugées trop émancipées, aux moeurs suspectes et aux idées parfois dangereuses... Les instituteurs et institutrices sont durant l’année scolaire 1912-1913 estimés au nombre de 125 000 pour toute la France... C’est dire la place que peuvent occuper les femmes, malgré d’incontestables progrès dans cette profession. En dehors des cas déjà envisagés, il reste encore des activités possibles, mais elles sont marginales et souvent mal considérées : actrices, danseuses, chanteuses, peintres ou sculpteurs sont fort peu nombreuses. (...)
Quant aux prostituées, et autres « demi-mondaines », elles constituent un groupe marginal, varié et fort hiérarchisé constitué de femmes d’origines modestes (ouvrières, filles de la campagne, domestiques) et qui compte dans la société de la Belle Epoque. « La prostituée occasionnelle ou de »maison« protège, par son existence même, les femmes et les filles des honnêtes gens » (M.Winock) Finalement, - du point de vue de l’idéologie dominante - le mieux est encore que la femme ne travaille pas ! En effet, ne dit-on pas que le travail pervertit l’appareil reproducteur féminin, qu’il présente un risque certain de corruption au plan moral, qu’il écarte aussi les femmes de leurs tâches domestiques et les rend incapables d’élever des enfants en bonne santé ? « La Belle Epoque présente donc trois modèles de femmes : la madone, la muse ou la séductrice » (M. Winock). Dans ces conditions, la femme au travail ne peut pas être valorisée. La bourgeoisie se distingue des catégories déjà envisagées par le fait que la femme n’y travaille pas (sauf de rares exceptions) et a même à son service un ou plusieurs domestiques. La « vie bourgeoise » suppose des revenus, des rentes et/ou une fortune, et l’on est rarement bourgeois individuellement. La famille entière l’est généralement, et l’on consacre bien plus d’argent aux études des garçons qu’à celles des filles, parfois carrément sacrifiées. De toute manière, si cours il y a, ils seront donnés à la maison, par un précepteur ou bien une « miss » ou encore une « Fraülein ». Mais on sélectionnera soigneusement les disciplines enseignées. Les leçons de piano sont incontournables pour une jeune bourgeoise bien élevée. Une « bonne éducation » consiste également à apprendre à « recevoir » et à connaître les « bonnes manières ». Aller au lycée n’est pas fréquent, mais on envoie volontiers les filles dans des pensions religieuses, malgré les lois votées sous la Troisième République, qui encouragent « l’essor d’un enseignement féminin laïc ». En effet, comme le confiait une dame à Edmond Goblot : « Au lycée, ma fille se trouverait avec les enfants de mes fournisseurs… ». Cette dernière phrase est révélatrice de l’état d’esprit de la bourgeoisie de l’époque. Il y aurait beaucoup à dire sur la morale, les moeurs, l’éducation des jeunes filles et la place qu’y occupent leurs mères, mais ceci fera l’objet d’un prochain article. Pourtant, peu à peu, la société et les moeurs évoluent et certaines femmes manifestent la volonté de jouer un rôle dans ce monde dirigé par les hommes. Ce sont les célèbres « suffragettes » par exemple, qui militent pour le droit de vote et l’exercice de fonctions politiques. Des femmes accèdent à l’enseignement supérieur : elles sont un peu plus de 2000 en 1914, soit le quart des effectifs, mais être médecin ou avocat relève de l’exceptionnel. De très rares féministes se risquent à s’exprimer dans quelques journaux, osent entrer dans des lieux interdits aux femmes, tels que la Bourse ou la Chambre des députés, et prétendent exercer des professions exclusivement masculines : scientifique de haut niveau comme Marie Curie, ou médecin aliéniste comme Madeleine Pelletier en 1903. Ces personnalités fortes sont toutefois des pionnières qui font encore scandale et, malgré d’incontestables évolutions au cours de la période de la Belle Epoque, il reste évident que d’énormes progrès demeurent à accomplir pour donner aux femmes une place plus importante. La Grande Guerre sera pour elles l’occasion de montrer leurs compétences et leur valeur dans de nombreux domaines, la surmortalité masculine due au conflit ne laissera guère d’autre choix à la société française que de leur donner - enfin, et à quel prix ! - une place plus importante, et digne d’elles. En conclusion, au terme de cet article, force est de constater que jouer un rôle féminin à Maléfices sans être réduite à de la figuration relève bel et bien de la fiction ! Il n’existe donc guère d’autre possibilité que de faire de singulières entorses à l’Histoire ou d’incarner des individualités marginales et exceptionnelles. On aboutit donc à ce paradoxe qui personnellement me ravit : à Maléfices, les personnages masculins sont « des gens ordinaires que l’aventure vient rendre extraordinaires ». En revanche, joueuses, mes soeurs, nos personnages de femmes de la Belle Epoque sont exceptionnelles avant même que l’Aventure ne vienne frapper à leur porte ! Marie-Catherine PALANCHINI.