JdRP Aides de Jeu : Quelques mots sur la médecine légale
(...) Mais quand la viande refroidit prématurément, intervient un personnage bien connu des séries policières : le médecin légiste. Les experts du crime : La Belle Epoque est celle des experts du crime récemment étudiés par Frédéric Chauvaud [1]. Dans les vingt dernières années du XIXe siècle, en effet, une abondante littérature fait la synthèse des apports considérables de la recherche médicale applicable à l’expertise criminelle. De nombreuses thèses de médecine sont consacrées à cet aspect de l’art, dont beaucoup d’extraits sont diffusés par les Annales d’anthropologie criminelle [2]. Parmi les ouvrages majeurs, citons le Précis de médecine légale, paru en 1886 (année de création des Annales d’anthropologie criminelle), dont l’auteur est l’éminent docteur Vibert, chef des travaux d’anatomie pathologique au laboratoire de médecine légale de Paris. Mais le best-seller reste incontestablement le Vade-mecum du célébrissime docteur Lacassagne dont la première édition remonte à 1892 ; ce guide pratique s’adressait autant aux médecins qu’aux magistrats [3]. Dans ces années-là, le recours à l’expertise devient quasiment systématique devant les tribunaux. Pourtant, il n’existe alors aucune formation spécifique en médecine légale. En théorie, tout médecin peut être requis par l’autorité judiciaire en vue d’une expertise ou d’une autopsie. Les conséquences de ce flou juridique sont évidentes : si l’on trouve dans les grandes villes un nombre suffisant de médecins qui s’investissent dans la recherche médico-légale, en particulier parmi les professeurs d’université, dans les villes de petite taille ou même dans les villes moyennes, les expertises sont confiées à de jeunes médecins inexpérimentés, les plus anciens refusant parfois d’exercer leurs talents pour les honoraires misérables octroyés par la gueuse en vertu d’un décret remontant à 1811. Dans les faits, la cour d’appel de la Seine prend l’initiative, dès le début des années 1880, d’organiser l’expertise en dressant une liste, classée par spécialités allant de la médecine à l’horlogerie, de professionnels « aptes à exercer les fonctions d’expert judiciaire ». Le décret du 21 novembre 1893 est la première tentative officielle de réglementer la fonction de médecin légiste. Il crée le titre de médecin expert devant les tribunaux. Nommé par le procureur général de chaque cour d’appel sur proposition des tribunaux de première instance, le récipiendaire doit justifier d’un doctorat en médecine, de cinq années de pratique… et de la nationalité française. En cas d’empêchement du médecin expert, les magistrats conservent cependant la faculté de commettre un praticien n’ayant pas le titre de médecin légiste. Sur la scène du crime : La requête d’un expert peut être écrite, voire verbale en cas de flagrant délit. Tout médecin requis doit prêter serment devant le procureur de la République (art. 44 du code d’instruction criminelle). Théoriquement, le médecin accompagne le procureur sur les lieux du crime. Dans la pratique, il peut être requis par tout membre du parquet, voire tout officier de police judiciaire en cas de flagrant délit. Il reçoit une indemnité allant de 8 fr. pour une simple visite à 25 fr. pour une autopsie nécessitant l’ouverture du cadavre, 35 fr. quand l’autopsie fait suite à une exhumation. Tout rapport écrit donne droit à une vacation de 5 fr. et une indemnité de déplacement dès que le lieu de l’expertise se trouve à plus de deux kilomètres de son domicile (20 c. par kilomètre à l’aller comme au retour s’il utilise le chemin de fer, le double s’il utilise un autre moyen de locomotion). Si le médecin est retenu au cours de l’expertise, il perçoit en sus une indemnité de 10 fr. par jour. La réquisition entraîne une obligation de service : à défaut, une amende de 23 à 100 fr. peut lui être infligée (loi du 30 novembre 1892) ; en cas de récidive, il est passible de cinq jours de prison (art. 475 et 478 du code pénal). Après avoir signifié au médecin sa réquisition, le magistrat rédige l’ordonnance énonçant le détail des opérations demandées à l’expert. Le rapport engage la responsabilité du praticien : il peut être poursuivi s’il commet une erreur grave et grossière ou, pire, s’il se rend complice en détournant la trace d’un crime. L’expertise s’accompagne systématiquement d’une obligation à comparaître en qualité de témoin le jour de l’audience au tribunal (4 fr. d’indemnité par séance). Certificats et rapports : Le médecin peut être appelé pour un simple examen d’une victime ou d’un suspect. Ce double examen est systématique dans les cas d’attentat à la pudeur. (...)
Chacune de ces visites donne lieu à la rédaction d’un certificat comprenant habituellement trois parties : préambule : nom, prénoms et qualité du médecin et du demandeur, date et but de l’opération ; constatations du fait et ses preuves ; conclusions brèves et nettement formulées. Bien que la loi ne prescrive aucune forme, les rapports d’autopsie sont généralement plus complexes, se divisant en cinq grandes parties : préambule : nom, prénoms et qualité du médecin et de l’autorité requérante, date de la réquisition, indication de la prestation du serment, jour et lieu, nature et but de l’opération, reproduisant textuellement les questions posées par le magistrat ; commémoratif : connaissance des faits antécédents, souvent apprise de la bouche de l’autorité requérante, en évitant la prolixité ; description des faits : partie essentielle décrivant avec minutie les blessures dans un souci d’ordre ; discussion des faits : si les conclusions ne découlent pas naturellement des faits, le médecin analyse et confronte les observations constatées dans le but de lever les points obscurs ; conclusions : réponses aux questions posées par l’autorité requérante avec possibilité d’ajouter ce qui est susceptible d’éclairer la justice. Triple homicide à Varagnat : A titre d’exemple, nous vous proposons la lecture d’un rapport d’autopsie rédigé en juin 1906 par le docteur Chassaing, médecin à Ambert, concernant un triple homicide commis à Varagnat, paisible hameau de la commune de Medeyrolles, dans le Puy-de-Dôme. Le docteur Chassaing n’est pas médecin légiste au sens du décret de 1893 ; cependant, l’ordonnance du juge d’instruction précise qu’il est requis « en l’absence de M. le Docteur Sabatier, 1er médecin légiste, et tous les autres médecins légistes et vu l’urgence ». Ladite ordonnance, ainsi que la prestation de serment, est datée du jour même de la découverte du crime (22 juin 1906) et précise que le docteur Chassaing devra « procéder en notre présence à l’examen et à l’autopsie des cadavres ». L’autopsie s’est donc tenue sur les lieux mêmes du crime et, à en croire les photographies glissées dans le dossier des assises, sur la table de la cuisine, transformée pour l’occasion en table d’autopsie. En effet, seules les plus grandes villes disposaient d’un service médico-légal ou d’un hôpital dans lequel le praticien pouvait exercer son art dans de meilleures conditions. Dans notre affaire, le médecin a attendu jusqu’au lendemain matin avant d’être autorisé à officier : le juge d’instruction tenait absolument à faire réaliser des photographies de la scène, et il ne fut pas possible de trouver un photographe avant la tombée de la nuit. Le rapport du docteur Chassaing, daté du 6 juillet (soit quasiment deux semaines après l’autopsie), se présente sous la forme d’un cahier d’une quinzaine de feuilles manuscrites recto verso, reliées à une couverture du même papier par une simple ficelle dans le coin inférieur gauche. L’ensemble fermé est d’un format d’environ 15 x 20 cm. Aucun formalisme donc, ni papier à en-tête. Le rapport n’a certainement pas été rédigé sur place : l’ensemble est bien écrit, malgré quelques ratures qui semblent indiquer qu’il a fait l’objet d’un seul et unique premier jet. La chose est étonnante compte tenu que tous les traités de médecine légale conseillent aux praticiens de faire une copie du rapport ; le docteur Chassaing se sera certainement contenté de ses notes au cours de l’audience aux assises. Il est difficile de savoir à quoi pouvaient ressembler ces notes. Tentons quelques conjectures. Il est probable que le docteur Chassaing ait eu entre les mains le fameux Vade-mecum du docteur Lacassagne. Dans celui-ci, on trouve des tableaux décrivant l’ordre dans lequel les constatations doivent être faites en fonction de l’origine supposée de la mort : dans notre cas, chacune des victimes ayant reçu une vingtaine de coups de hache, le doute n’est pas permis ! La plupart des manuels de médecine légale, justement, recommandent de prendre note des observations dans des tableaux préalablement établis. On trouve dans le dossier d’assises une photographie de la maison des victimes devant laquelle posent des personnages : quatre gendarmes (soit environ la moitié de l’effectif d’une brigade, l’affaire est grave), cinq paysans dont deux femmes (sans doute les témoins) et trois bourgeois. On peut supposer que se trouvent parmi ceux-ci le docteur Chassaing, le juge d’instruction et son greffier. Compte tenu du fait que nous savons que le juge d’instruction a assisté à l’autopsie, on peut émettre l’hypothèse que le praticien ait pu demander au greffier du magistrat de prendre note de ses constatations sous la dictée. En effet, ces campagnes reculées ne connaissent pas l’eau courante, et l’on voit mal le médecin écrire de ses mains dégoulinantes de sang et de liquides biliaires… Le rapport s’ouvre sur un préambule dans une forme très classique. On n’y trouve cependant pas le commémoratif ni la discussion qui, il est vrai, n’ont rien d’obligatoire. Les constatations débutent par l’autopsie de la troisième victime : Marguerite Chelles, âgée de 14 ans, fille cadette de la famille. Celle-ci, qui dormait dans la chambre du couple, a été visiblement réveillée par les cris de ses parents pendant le massacre et, manquant de sang-froid (en tout cas au moment des faits !), a tenté de s’enfuir avant d’être achevée par l’assassin sur le plancher de la pièce. En commençant l’autopsie par le corps de la jeune fille, le docteur Chassaing a sans doute voulu très logiquement débarrasser la chambre pour pouvoir plus facilement y circuler. Puis ce fut le tour des deux autres victimes, les époux Chelles, retrouvées mortes dans le lit conjugal. Dans les trois cas, le plan du docteur Chassaing est le même : observations générales (vêtements, position du corps, environnement, aspect général) ; énumération et description des blessures (tête, poitrine, dos, membres supérieurs, membres inférieurs) ; ouverture du corps (tête, poumons, coeur, système digestif, dans un ordre variable). Les conclusions sont très détaillées, représentant près du quart de l’ensemble. Elles répondent aux questions figurant dans le préambule, mais dans un ordre parfois différent. On peut remarquer que les réponses à ces questions, de même que les blessures constatées sur chacun des cadavres, sont numérotées en marge. Vu sa position et la graphie, cette numérotation a certainement été portée sur le papier à la fin de la rédaction du rapport, sans doute au moment de sa relecture. Ce triple homicide est une banale histoire de famille motivée par la cupidité. Les descendants des époux Chelles, ainsi que la famille de son meurtrier, habitent encore aujourd’hui Varagnat ; la maison où s’est tenu le drame, pour la petite histoire, a été détruite. Par souci de discrétion, nous ne nous étendrons donc pas davantage sur ce drame, ni sur l’identité du meurtrier. Dans le cadre de Maléfices, cet exemple est intéressant pour deux raisons. En premier lieu, il rassemble en un seul document trois autopsies dans lesquelles les meneurs de jeu et scénaristes pourront puiser à leur guise pour réaliser des rapports d’autopsie fictifs. Enfin, n’étant pas rédigé par un expert auprès des tribunaux, il donne une idée de ce que peut être un rapport écrit par le médecin moyen, comme on en compte pratiquement à chaque table de Maléfices. Signalons tout de même que ce type de document est protégé conjointement par le secret de l’instruction et le secret professionnel imposés par la loi au médecin légiste. Dans un scénario, il est peu probable que les personnages puissent en avoir un sous les yeux, à moins de parvenir à convaincre le magistrat ou le médecin légiste, voire en commettant une indélicatesse, deux possibilités aussi peu probables que risquées. Il n’existe alors aucune loi précisant les délais de communication des archives publiques : le dossier d’assises est donc consultable sitôt la chose jugée. Dernier détail avant de vous laisser découvrir le texte de ce rapport : par souci d’authenticité (et par déformation professionnelle), nous reproduisons le texte intégral dans sa forme d’origine en conservant les erreurs de langue et de ponctuation, les sauts de page, ainsi que les ratures et surcharges. Ne voulant pas vous faire languir davantage, nous vous laissons pénétrer en compagnie du docteur Chassaing dans la cuisine de la ferme des époux Chelles. Rapport d’autopsieTriple homicide à Varagnat. Ames sensibles, s’abstenir ! Notes : [1] Les Experts du crime, la médecine légale au XIXe siècle, éditions Aubier, 2000, j’en recommande chaudement la lecture. [2] L’ensemble des archives de cette revue est disponible sur le site criminocorpus. [3] Ces deux ouvrages sont consultables en ligne sur gallica.