Ciel et Terre
sur Chaodisiaque au format
Le maître du vent. Je m'appelle Ciel Noir. Je ne suis qu'un homme. Le sang qui coule dans mes veines n'est pas celui des dieux, ni celui des dragons, il me permet juste d'animer ce corps, de pousser cette charrue qui creuse son sillon pour m'offrir de quoi me faire vivre, de parler, et parfois, faire naître un sourire sur le visage de ma femme. Ce village est petit, si petit qu'il ne porte pas de nom, à peine une centaine de paysans l'animent, survivant avec moi, leurs âmes revêtues ...Contient : vif (45), argent (9)(...) Je l'ai nommé Brin d'Herbe : il en a toujours un dans la bouche, qu'il mâchonne nerveusement. Petit maisvif, il fait penser à un rongeur. Tous trois, nous essayons de dégager la charrue de ce bourbier que j'ose appeler mon champ. (...)
Il jette un regard sur la charrue, sur ma femme et mon fils : mauvais présage. - Le Héraut est là, dit-il. RegardVifveut tenir conseil. L'hiver, la plaine est blanche rude et froide. Chaque année, avant la plus longue nuit de l'hiver, chaque homme du village égorge une bête pour en recueillir le sang, le mettre dans un bol et le laisser dans l'autel familial devant la maison après une prière. (...)
Je suis moi-même un ancien, mais je n'ai pas trente printemps. Il faut dire cependant que peu d'entre nous survivent jusqu'à leurs cinquante ans. RegardVifest un Homme sage, il lit l'avenir dans les étoiles, les entrailles des bêtes et d'autres choses du même genre. (...)
La fièvre va faucher des vies et la famine est presque assurée mais le Seigneur des Hauts Vents ne voudra pas une part moins grande que le minimum auquel il est habitué, alors, les anciens du village tiennent conseils. Moi, Boeuf Assoiffé, RegardVif, Nuage Bleu, Flocon Amer, Pigeon Fou et Cuillère d'Argentformons notre petit conseil de survivants. Nous nous rassemblons au moins trois ou quatre fois par ans pour discuter du goût de la bière, d'histoires de femmes, de chasse et disputer des parties de cartes. (...)
Quelques rires nerveux accueillent la plaisanterie mais nous savons tous que certains de nos parents y ont été contraints la génération précédente. Flocon balaie les rires d'un geste de la main. - RegardVif, qu'as-tu vu ? RegardVifest un homme au regard perçant, aux cheveux sombres et aux tempes seulement argentées malgré ses cinquante-quatre ans. On sait que ses divinations sont relativement efficaces, qu'il vit avec sa fille, qu'il s'agit d'un homme et qu'il vit dans la hutte en dehors du village. (...)
Flocon interrompt Pigeon d'un regard glacial. Pigeon Fou est le seul à pouvoir se permettre ce genre plaisanterie avec RegardVif, mais il n'est pas intelligent de courroucer un homme dont on dit qu'il possède une ascendance divine. - Reprend. RegardVifreprend. - Le Seigneur des Hauts Vents peut être contenté, mais cela aura un prix... Nouveau grognement. (...)
Ce dernier fume depuis qu'il a huit ans. Ces derniers temps, il est souvent pris de toux et les remèdes contre la grippe de RegardVifne semblent pas faire effet. Bientôt, il aura sans doute un ancien de moins. - On ne peut pas payer ? demande Cuillère d'Argent. Cuillère d'Argentest l'homme le plus riche du village. Ce qui ne signifie pas grands chose pour le Seigneur des Hauts Vents. - Non, dit RegardVif. Nous ferons oublier son appétit en en comblant un autre. Nous nous regardons tous. Nous savons de quoi il parle. (...)
- Comment allons-nous faire pour choisir ? Demande Boeuf Assoiffé. - C'est au Héraut de décider, non ? Dis-je. - Non, dis RegardVif, c'est déjà décidé. Sa voix est rauque, brisée. Nous le regardons tous. Tout à coup, on pourrait couper l'ambiance au couteau. - Qui ? Comment ? Demande Flocon. Quelque chose brille au coin des yeux de RegardVif. Il retient ses larmes et parcourt l'assistance du regard. Je remarque sa main qui tremble. La porte s'ouvre brutalement. (...)
- Un arrangement a déjà été conclut. » Voix chuintante du Héraut. « Brume sera l'élue. » Brume est la fille adoptive de RegardVif. On murmure qu'il la prise autant comme fille que pour femme. La tradition interdit aux hommes comme RegardVifde prendre femme parmi les familles du village. Brume avait perdu sa famille dans des conditions si étranges que personnes n'avait voulut d'elle à part RegardVif. Le Héraut lui ôte sa seule famille. Je suis soulagé qu'il n'ait pas choisit Aube ou Brin, et écoeuré par mon propre soulagement. (...)
La porte se referme brutalement, nous replongeant dans la pénombre. Nous restons silencieux. Nos regards évitent soigneusement RegardVifmais il est impossible de ne pas entendre ses sanglots. Pluie et orage. Tonnerre et éclairs. Les dieux des cieux se déchaînent. (...)
Ils sont inquiets. - Brume, dis-je. Le Héraut la veut. Il n'y en a pas d'autre. - C'est la seule fille de RegardVif! Il va la livrer ? Soudain, je me rends compte que Brin n'a que 12 ans, et qu'il n'a jamais vraiment connu le sacrifice. (...)
- Pas assez, crois-moi. Le Seigneur des Hauts Vents pourrait raser ce village en un instant s'il voulait. RegardVifsait juste avoir les messages que les étoiles veulent bien lui donner. - Mais le Héraut... on dit que c'est un démon ! (...)
Au croisement de la route j'ai croisés Pigeon Fou et Boeuf Assoiffé, ainsi qu'OEil Vert, Chien Enragé, et Rude Automne, l'un des fils de Flocon et le chariot. Nous nous sommes rendus chez RegardVif. Il habite un trou aménagé et creusé au flanc d'une butte couverte d'herbe depuis bien longtemps. (...)
A l'entrée, des talismans, d'étranges lettres dans des langages anciens, forgés en fer froid, sont littéralement cloués dans les rares poutres en bois qui soutiennent l'entrée. Brume est sortie, accompagné de RegardVif, silencieusement. Les phalanges du Shaman étaient blanches, crispées sur les poignets de sa fille. (...)
- La fille ? Sans un mot, Boeuf soulève la bâche couvrant l'entrée du chariot, révélant la fille de RegardVif, nerveuse. Le Héraut s'approche et les étranges tentacules couvrant le regard du Héraut s'anime dans un chuintement humide et obscène, s'écarte, et révèle une lumière verte, emplie d'une rage contenue. (...)
Brume reste silencieuse et je la garde à l'oeil : « les gens qui ne disent rien n'en pense pas moins. » est un dicton de ma région. Et la fille de RegardVifreste trop silencieuse. - On dirait que le Seigneur des Hauts Vents nous protège, dit Pigeon Fou en sortant une balalaïka. (...)
Elle ne nous rend pas notre regard, elle observe le feu, et soudain je me souviens qu'elle est la fille de RegardVif, le Shaman de notre village, notre médiateur entre les dieux et nous. Pigeon Fou reste comme nous, pétrifié, un long instant. (...)
S'écrie Pigeon Fou ! - Oui, c'est un peu ça ! - Mais... Commence-t-il. Je l'interromps. - C'est la fille de RegardVif, elle sait ce qu'elle fait ! Ma voix est plus assurée que moi-même. Brume m'observe un instant, et elle me semble moins assurée que je ne le suis en réalité. (...)
Rude ne voit le monde que d'un seul angle : le sien. - Tu... tu es le meilleur guerrier du village, c'est la fille de RegardVif, c'est... c'est le destin, non ? - Le meilleur guerrier du village ? Qui t'a raconté ça ? - Pigeon. (...)
Je fronce les sourcils, m'installe. - Que veux-tu ? - Je veux savoir... as-tu déjà vu le Seigneur des Hauts Vents ? - Une fois. RegardVifaussi. Il ne t'en a pas parlé ? - Non, jamais. Depuis mes huit ans, je suis... j'ai été sa fille et sa femme, jamais son apprentie. (...)
Je réfléchis une fraction de seconde. - Nous les emmenons jusqu'au Trône d'Orage. Après, on n'en entend plus jamais parler. Si RegardVifne t'a jamais prise comme apprentie, comment en sais-tu autant sur les Anathèmes ? - Tout le monde finit par en savoir quelque chose, et j'écoute, c'est tout. (...)
Je pense que le Seigneur des Hauts Vents te fera vivre mieux que tu n'auras jamais vécu jusqu'ici. Il te fera faire sans doute la même chose que RegardVif. - Il... Il... - Vas-y, parle. Sa voix est calme, lointaine. - Est-ce qu'il me battra aussi ? Je grogne. (...)
Elle ouvre la bouche pour rajouter quelque chose, mais je sors avant qu'elle ne dise quoi que ce soit. Je remonte à cheval. Je me méfie de RegardVif, et encore plus de sa fille. Les femmes ont cette façon de vous faire perdre votre résolution en quelques mots. (...)
Belle, mince, presque frêle, le regard distrait et triste, la crinière bleue, revêtue de blanc par dessus une armure d'argentétincelante, elle porte cette épée de jade aux proportions épiques. Elle pose un regard distrait sur nous et nous dégringolons de montures pour nous jeter à ces pieds et mettre le front à terre. (...)
Parfois je souris lorsque je repense aux gardes. Ils croyaient que nous nous laisserions égorger comme des porcs, et ils en ont eut pour leurargent. Un, deux, trois. Pas mal. Je ne crois pas que la Princesse Bleue soit morte. Boeuf était déjà affaiblis, et les Exaltés sont infiniment plus résistant que les mortels, le Seigneur des Hauts Vents vivait déjà du temps de l'arrière grand-père de mon grand-père, et on dit que leurs membres et leurs organes repoussent comme ceux des démons et des dieux, rien ne me pousse à croire que la Princesse Bleue est différente de son père. (...)
Je titube, trotte, me nourrit de baie, d'insectes, bois de l'eau de pluie. Les mouches virevoltent autour de moi, attirées par l'odeur du sang et ma chair àvif. Je m'improvise un cataplasme avec la terre d'une termitière pour désinfecter et boucher le trou dans mon épaule. (...)
Je regardais mes parents trimer, suer, puis lentement sombrer dans l'épuisement et le délire. Mon père, d'abord, puis ma mère passa sous le regard de RegardVifqui secoua la tête en me regardant d'un air malheureux. Avant de sombrer, elle m'indiqua un village voisin, où une caravane de marchand s'était arrêtée, où ils vendaient des médicaments. (...)
J'avais un couteau, Sillon avait son épée. Il avait plu la nuit précédente, l'enclos était boueux. RegardVifprit les dieux célestes à témoin pour le duel, histoire de sacraliser la chose et d'empêcher Caillou et ses potes d'intervenir. (...)
Le sang coulait à flot et il savait que c'était fini. Caillou a ouvert la bouche et levé la main, mais c'est RegardVifqui a parlé en premier : - Allez petit, la justice, jusqu'au bout. J'ai croisé le regard dur de RegardVif. Je me suis assis sur le ventre de Sillon, bloqué ses bras avec mes jambes, et d'un coup sec, j'ai planté mon couteau dans son crâne, il est mort les yeux grand ouvert. (...)
Malgré les apparences, les buttes n'ont rien de naturel, ce sont des tertres élevés par les Aïnouks, nomades qui passent dans la région, ils y enterrent leurs morts, des gris-gris, ou d'autres choses, et parfois, tout cela refuse de rester où on les y a laissés. D'après RegardVif, ce sont eux qui viennent se nourrir du sang lors du Solstice d'Hiver. Approcher de ces buttes est de la folie au mieux, un blasphème au pire, mais je ne veux même pas penser à l'alternative. (...)
Je manque de le dépasser car il ne reste rien, ou presque : effacé de la surface du monde, seule la butte de RegardVifest encore là, amoindrie, l'entrée disloquée et bouchée par un effondrement. Peut-être quelques poutres et pierres ci et là. (...)
La langue utilisée par les dieux, les esprits et les morts. Je ne la comprends pas, mais j'ai assez entendu RegardVifl'utiliser lors du Solstice d'hiver pour la reconnaître. Son ton est solennel, calme. Le ton du Héraut est celui dont doivent user les fleurs vénéneuses en enfer. (...)
Je suis un Anathème, une puissance ancienne et infinie. Il n'empêche, mon avant-bras me fait un mal de chien. Toute la chair est àvif. J'ai déchiré un drap pour l'envelopper et arrêté le saignement, mais mon bras dégouline à travers et le tissu est littéralement imbibé de sang. (...)
Sur son front, une couronne de givre, élégante et ornementée (ornée) d'une étoile projetant une lumière d'argent. Il sourit. Un sourire effroyable capable de vaincre une armée à lui seul. Un de ses pieds posé nonchalamment sur son genou, il est parfaitement détendu. (...)
Lorsque son regard croise le mien, c'est celui de ma mère, lorsqu'elle marche, elle possède l'allure altière de la Princesse Bleue, et lorsqu'elle parle, la voix de Brume. Je sens la douleur s'agiter en moi comme un chat écorchévif. - Arrête ça ! J'hurle presque. - Va ! C'est Lewellyn. Aewyll disparaît, s'en va douloureusement, avec la même douleur que celle de Mahe. (...)
Il fait un geste, et les vêtements se décomposent pour se jeter sur moi et me vêtir d'or, d'ombre et d'argent, un autre éclair, et ma barbe naissante disparaît dans le néant, je me retrouve rasé de près. (...)
Parfois, le vent se lève et fait tinter la glace comme le carillon lointain d'un million de clochettes d'argent. Ce bruit m'accompagne alors que je rase les murs pour trouver une sortie à ce domaine. Les paroles de Lewellyn dansent dans mon esprit, des paroles démentes mais qui possèdent un sens, et j'ignore si c'est parce qu'elles en ont effectivement un ou si c'est parce que je deviens fou, mais toute mon âme me hurle de sortir d'ici, de me dépêtrer de ce piège de beauté et de folie. (...)
Je ne le vois pas dégainer son arme. J'entends seulement le son cristallin de l'acier qui glisse dans le fourreau d'or et d'argent. Chacun de ses mouvements possède la grâce des premières neiges tombant du ciel, mais chacun de ceux de la Princesse Bleue ont la rapidité de la foudre. (...)
Le panorama a quelque chose de la fin du monde : les abords directs du Trône d'Orage fument encore de l'averse d'éclairs ; l'air estvif, comme pris d'une sourde colère, saturé d'électricité ; le vent souffle si fort qu'il m'assourdit presque : un baiser, une caresse, de sa part après ce que m'a fait subir le Seigneur du Trône d'Orage. (...)
Un millier de shrapnels de glace fusent vers moi dans une explosion de lumière blanche, instinctivement, je pare l'essentiel du coup d'un gestevifet ample de la main, qui crée une onde de choc, bref mur d'air invisible devant moi sur lequel viennent s'écraser l'averses de glaces, et je le charge. (...)
Ma main jaillit comme un cobra, j'attrape son mollet, et lui brise la jambe d'un geste, il gémit autant de douleur que de terreur, et tente de s'échapper en rampant. Il me glisse presque entre les doigts,vifcomme un poisson, mais je ne le lâche pas. La rage au ventre, ruisselant de sang, je lui grimpe dessus. (...)
Je guéris, alors que j'aurais du mourir vidé de mon sang ou rongé par la gangrène ou quelque autre infection, mais aucun de ses maux ne m'atteint, et mes plaies guérissent à une allure qui m'effraie autant que Brume. Nous ne croisons personne. Nous arrivons devant le repaire de RegardVif, il est allé se cacher dans les collines grises, la frontière septentrionale de la nation du vent. (...)
Violer le sanctuaire d'un Shaman est un tabou, mais j'en ai tellement violé depuis ces derniers temps que je m'en rappelle uniquement lorsque je suis à l'intérieur et qu'une ombre se précipite sur moi en hurlant, brandissant une épée de fer froid. RegardVif. Je n'ai même pas besoin du pouvoir. Je saisis le poignet de son bras d'arme et bloque son coup. (...)
Ce sont les feux qui m'aident à forger mon destin et qui me permettent de dire que je suis un homme libre. Mais il y a toujours un prix. Es-tu prête à en payer le prix ? Sinon, il te reste toujours RegardVif. Elle reste silencieuse. Je l'abandonne malgré son regard que je sens peser sur moi. L'emmener dans le pays des morts est le pire service que je pourrais lui rendre et il s'est passé trop de chose pour que nous puissions partager la même route longtemps. (...)