JdRP Ambiance : L'aumônière écarlate
(...) Seule au milieu de la piste, elle se laissait porter par la musique, oubliant son public, perdue dans les harmonies des mélodies, de ses rêves, de ce que son âme exprimait ; le feu qui coulait dans ses veines irradiait la passion et la vie… Les derniers coups de canon avaient été tirés. (...)
Plus tard, ils se rendraient auprès des hommes tombés sur le front, cherchant un peu de vie dans leurs yeux éteints, essayant de trouver ici un frère, là un compagnon disparu. Frédéric ouvrit péniblement les yeux et tourna la tête de côté, retenant à grand-peine un gémissement de douleur. (...)
Ils avaient fait une brèche, allaient réussir à passer quand un hurlement avait déchiré l’air. Il avait croisé une demi seconde les yeux horrifiés d’un jeune Castillian, puis tout s’était enflammé et il avait perdu conscience. Il tenta de s’asseoir, y parvint au prix d’un effort surhumain. (...)
N’avait-il pas assassiné des centaines et des centaines de citoyens innocents ? Ce siège n’avait d’autre but que d’assurer la gloire de cet homme cruel et sans âme. Frédéric soupira. Il avait vu ce qui s’était passé, là-bas. Il avait vu ces femmes et ces enfants rassemblés sur la grand-place, encerclés de soldats armés de mousquets… Il avait entendu leurs cris de terreur et de souffrance pendant qu’ils brûlaient, tous consumés par le brasier que de Viltoille avait ordonné à ses hommes d’allumer. (...)
Sans réfléchir, Frédéric se traîna jusqu’à lui, moitié à quatre pattes, moitié rampant et lui tendit la main. – Je vais vous aider, murmura-t-il en castillian. L’autre leva la tête et il reconnut le jeune homme dont il avait croisé les yeux. – Merci… chuchota le soldat en portant ses lèvres desséchées à l’outre de peau que lui tendait Frédéric. Il se hissa tant bien que mal sur ses coudes et but longuement. Le Montaginois l’observa quelques instants : il ne devait pas être âgé de plus de dix-huit ou dix-neuf ans. (...)
Une peau brune, à qui la lune donnait une teinte presque grise, de grands yeux ourlés de cils épais, des cheveux bouclés, d’un noir de jais, un visage aux traits fins et bien dessinés. Une fois désaltéré, le Castillian parut reprendre quelques forces. Il observa les alentours, l’air inquiet, puis dévisagea Frédéric et demanda, cette fois dans un montaginois presque sans accent : – Depuis combien de temps les combats ont-ils cessé ? – Je l’ignore. (...)
– Mais que faites-vous ? murmura Frédéric, horrifié. C’est infâme ! – Taisez-vous ! coupa sèchement le jeune homme. Etant donné ce que fait votre armée à mon pays, je serais vous, je ne parlerais pas d’infamie. Aidez-moi, plutôt, à me débarrasser de ces vêtements... Le Montaginois était tellement sidéré par les propos de son interlocuteur et son aplomb qu’il obtempéra sans réfléchir et se mit en devoir, tant bien que mal, d’aider le soldat à se dévêtir. (...)
Celui-ci, au prix de quelques gémissements de douleur – ses mains et ses avant-bras semblaient gravement brûlés – passa la chemise et l’uniforme d’un mort tandis que Frédéric, instinctivement, revêtait ce dernier des habits du… lieutenant – bien qu’il lui paraisse étonnant qu’une si jeune personne possède une charge aussi lourde. A moins qu’il ne s’agisse d’un noble. – Merci, marmonna sèchement le jeune homme. Il chargea ensuite son pistolet, s’approcha du mort et ordonna : Eloignezvous et préparez-vous à courir, cela risque de faire du bruit et d’attirer foule des deux côtés… Il tira. (...)
Frédéric avait déjà commencé à s’éloigner en trébuchant dans l’obscurité, à quatre pattes à la fois pour rester discret et parce qu’il ne pouvait faire autrement. Ses blessures saignaient abondamment, il se sentait faiblir et sa tête bourdonnait. Soudain, le Castillian fut à ses côtés. Il le souleva sans effort apparent et l’aida à marcher. Ils avancèrent en silence durant une bonne heure en longeant le fleuve, jusqu’à ce qu’ils trouvent un petit bois, à l’abri des regards, pour se cacher et se reposer. Le Castillian ne perdit pas une seconde. Il sortit de la gibecière qui contenait ses réserves de poudre un petit paquetage contenant baumes et bandages et entreprit de soigner les plaies de Frédéric. (...)
– Ce n’est pas grand-chose, expliqua-t-il tout en travaillant, mais cela vous évitera une infection. Je m’appelle don Lucas Gallegos de Avila de Castillo et, sans vous, je serais probablement soumis à la Question, en ce moment… Il pressa un chiffon imprégné d’une substance brunâtre sur les blessures du Montaginois. Frédéric eut l’impression que des milliers d’aiguilles lui transperçaient la peau mais serra courageusement les dents, papillonnant des yeux pour disperser les larmes de douleur qui lui montaient aux yeux. – Cela dit, poursuivit Lucas qui préparait à présent de longs morceaux de tissu blanc, votre mine me semblant passablement étonnée, je pense vous devoir quelques explications, monsieur… ? – Frédéric. – Simplement Frédéric ? – Frédéric de Montsange, reprit le blessé, mais je ne suis pas certain que la particule nous aide beaucoup, pour le moment… Car il me semble que nous sommes plus ou moins des déserteurs, non ? souligna-t-il non sans ironie. Don Lucas fronça les sourcils et entreprit d’appliquer des bandages autour du torse de son compagnon. Ses gestes étaient précis, même si ses mains abîmées tremblaient un peu et qu’il se mordait nerveusement les lèvres. – Je suis désolé de vous mettre ainsi dans l’embarras, monsieur de Montsange, marmonna-t-il enfin. Je me suis peut-être un peu avancé en vous demandant de me suivre, mais si vous le souhaitez, j’essaierai de vous dédommager d’une manière ou d’une autre et… – Vous avez parlé d’être soumis à la Question, je crois, coupa Frédéric. (...)
Il me semble que cela a un rapport avec l’Inquisition. Aurais-je affaire à un hérétique ? – Taisez-vous ! s’écria le jeune homme. Oh, excusez-moi… Excusez-moi ! Voilà que je me laisse de nouveau emporter ! Oui, je suis un hérétique ! Je suis un sorcier ! Je l’ignorais jusqu’à cet après-midi mais… – Le feu ? – Oui, le feu ! confirma le jeune homme d’un ton las. Le clergé ne serait que trop content de pouvoir éliminer un des derniers agents de Légion en Castille, si elle l’avait sous la main… Pour l’Eglise, les sorciers sont des êtres maléfiques, vous le savez bien puisque c’est l’une des raisons pour lesquelles l’Inquisition vous a déclaré la guerre il y a quelques années ! – J’ignorais complètement qu’il y avait chez vous une forme de magie… murmura Frédéric, sincèrement étonné. – El Fuego Adentro… S’il n’y avait que moi, ce ne serait pas si terrible ! s’exclama don Lucas, d’un ton désespéré. Mais Domenico m’a vu, il va le répéter à l’évêque et ils vont s’en prendre à ma famille et… et… Le jeune homme s’effondra. Le visage caché dans ses mains blessées, il fondit en larmes. Frédéric s’approcha tant bien que mal du garçon et lui passa gentiment un bras derrière les épaules. (...)
Ses lèvres pourpres, à demi entr’ouvertes, s’arquaient en une moue dédaigneuse et provocatrice dont elle n’était probablement même plus consciente. L’assistance entière était fascinée, rivée aux mouvements hypnotiques de la danseuse… Don Lucas avait pleuré longtemps, en proie à une véritable crise de nerf, puis les sanglots qui secouaient convulsivement ses épaules s’étaient peu à peu apaisés et, lové contre la poitrine de Frédéric, il avait fini par sombrer dans un sommeil agité. (...)
Les étoiles disparurent les unes après les autres et l’aube se leva, baignant le ciel d’une lumière pâle et rosée. Le Montaginois n’avait pas réussi à fermer l’oeil. Trop de pensées se bousculaient dans son crâne : la surprise de découvrir qu’il y avait en Castille une forme de magie, l’étrangeté de sa situation actuelle, l’étonnement de n’éprouver aucun remord à quitter ainsi les rangs de l’armée… Et puis, qui sait ? Peut-être en aidant ce jeune homme réussirait-il à évacuer une part de la culpabilité qui le rongeait depuis le bûcher de San Juan. Avec le lever du soleil, les premiers coups de canon furent tirés de part et d’autre. La bataille insensée opposant la cité assiégée et les soldats du général de Viltoille reprirent. Lucas se réveilla en entendant les hurlements des combats et sans un mot, entreprit de vérifier les bandages de son compagnon d’infortune. (...)
A bout de forces, Frédéric finit par céder à la fatigue. Il fut réveillé par une délicieuse odeur de cuisine. Lucas sourit et lui indiqua un amas de poissons aux écailles argentées, qu’il avait visiblement pris la peine de vider. – Je suis désolé de m’être ainsi laissé aller, monsieur de Montsange, murmura le Castillian C’est cette maudite… – Impulsivité ? l’interrompit Frédéric tout en faisant griller sa nourriture au dessus du petit feu que le jeune homme avait allumé. Je ne vous en veux pas, mon ami. La journée d’hier fut éprouvante pour nous deux – j’y ai perdu un ami et je ne suis pas certain que sa mort ait été très utile à la Montaigne. Il plongea ses yeux dans ceux de don Lucas. Où avez-vous dit que votre famille habitait ? – Ils vivent dans un petit village, près de Malaca… Mais… Mais je ne me souviens pas de vous en avoir parlé ! s’écria le garçon. – Eh bien, rétorqua le Montaginois avec aplomb, il va falloir m’en dire un peu plus car j’ai bien l’intention de vous accompagner là-bas et de vous aider ! – Comment savez-vous que… balbutia Lucas, interloqué. – Simple, très cher ! Vous tenez à votre famille et ne souhaitez point, m’est avis, que ces malheureux tombent entre les mains doucereuses et mortelles de l’Inquisition. (...)
Ne sachant point quand ces dévoués serviteurs de Theus vont décider d’agir, vous avez organisé votre mort et vous vous préparez à aller les prévenir au plus tôt. Ai-je bien résumé votre pensée ? – Oui, maugréa Lucas, sourcils froncés. Suis-je donc si transparent que cela, Monsieur ? – Pour quelqu’un qui a passé la moitié de son existence à fréquenter les cours diverses et variées des nobles de Montaigne, oui. Et appelez-moi Frédéric. Si nous devons voyager ensemble… – Je n’ai pas dit que j’acceptais ! se récria Lucas. Après tout, vous êtes montaginois ! On ne peut pas faire confiance à votre peuple! Ce sont des tricheurs arrogants, des sorciers et… Le jeune homme s’arrêta brusquement, très rouge. Frédéric se contenta de rire, puis se saisit d’un autre poisson. Pour lui, l’affaire était entendue et ce jeune Castillian impétueux lui plaisait de plus en plus. Lorsque le repas fut fini, ils éteignirent le feu, dissimulèrent les restes et éparpillèrent les cendres, puis se mirent en route en silence, longeant le fleuve à la clarté des étoiles. Cette nuit-là, ils évitèrent plusieurs patrouilles de soldats : ils étaient encore très proches d’El Morro et les deux armées adverses demeuraient sur le qui-vive. Lucas allait en tête, attentif au moindre bruit, prenant garde à ne pas marcher trop près des rives boueuses du rio de Dios afin de ne pas laisser de traces. De temps à autre, il se retournait pour attendre le Montaginois, qui, blessé et peu habitué à ce genre de trajet, suivait en claudiquant à quelque distance. Le jeune homme était assez intrigué par son compagnon : il était vêtu comme un simple soldat mais avait les traits fins et le port d’un aristocrate. Le jeune homme se souvenait l’avoir vu manier fort habilement l’épée, durant la bataille pendant laquelle ils s’étaient rencontrés, mais l’imaginait bien plus dans un salon ou un bal de cour qu’au coeur d’un affrontement. (...)
Il semblait digne d’estime, mais venait d’un pays ennemi, dont la seule ambition était de conquérir la Castille et de remplacer la peur de l’Inquisition par celle d’un Empereur lointain et arrogant… Lucas décida de lui accorder le bénéfice du doute : l’avenir seul jugerait s’il avait eu raison de placer sa confiance en lui. Il n’eut pas longtemps à attendre. Trois jours après leur désertion, alors qu’ils venaient de trouver un gué et s’apprêtaient à traverser le fleuve – Lucas voulait éviter à tout prix de passer par la Cité du Vaticine – ils furent rejoints par une dizaine d’hommes vêtus de robes pourpres ; des inquisiteurs. – Au nom de Theus, arrêtez-vous ! (...)
Ils ne portaient pas leur vestes d’uniforme et ressemblaient plus à des vagabonds qu’à des soldats en fuite, même si Frédéric, avec sa longue chevelure châtain et son visage glabre pouvait difficilement passer pour un Castillian. – Qui êtes-vous ? leur demanda le chef de la troupe, un homme grand et mince, au visage taillé à coups de serpe. Et où allez-vous ? – Mon nom est Björn Jensen, Excellence, répondit respectueusement Frédéric, avec une légère révérence. (...)
Mon équipage a été attaqué par des mercenaires à quelques jours d’ici – des déserteurs probablement et… – Et lui ? coupa l’inquisiteur. Qui est-ce ? Il n’est vraisemblablement pas vendelar… Avant que Lucas ne puisse émettre un son, Frédéric répondit, d’un air profondément affligé. – Hélas , Excellence ! (...)
Sans son courage et son dévouement, j’aurais péri dans les flammes ou dans les mains de ces bandits ! – Des flammes ? – Ils ont mis le feu à notre campement. Ils n’ont rien laissé. Rien… termina-t-il, une larme roulant doucement sur sa joue. (...)
Vous nous rejoindrez sur les terres Gallegos… Sur ces mots, les inquisiteurs tournèrent bride et, dans une envolée pourpre, prirent la direction de la Cité du Vaticine. Les deux cavaliers se tournèrent alors vers Lucas et Frédéric et d’un geste vague, leur indiquèrent la direction du nord. Ils quittèrent les abords du fleuve et s’enfoncèrent tous quatre dans les ténèbres, les deux compagnons au centre, encadrés par les prêtres. Plusieurs fois, le Montaginois fut obligé de poser une main apaisante sur le bras du Castillian, qui semblait pressé d’en découdre, mais le jeune homme parvint à tempérer ses émotions et ce fut sans encombres qu’ils parvinrent à l’entrée d’un petit village, dont la principale bâtisse était une église, énorme masse sombre surmontée d’une croix. Les inquisiteurs mirent pied à terre et, tandis que le plus vieux s’en allait d’un pas décidé vers le lieu saint, l’autre, après avoir pris les rênes des deux chevaux, les conduisit jusqu’à une auberge aux vitres illuminées par le feu d’une cheminée. Il frappa lourdement. Peu de temps après, un jeune garçon apparut dans l’encadrement de la porte. (...)
– A boire et à manger pour ces pauvres gens ! tonna l’inquisiteur à l’attention du propriétaire des lieux, un homme noir de cheveux, à la moustache épaisse et au regard inquiet. Ils étaient visiblement les seuls clients du lieu, et pas nécessairement ceux qu’aurait souhaité servir l’aubergiste. (...)
rugit l’inquisiteur, un rictus haineux sur le visage. Une famille de sorciers qui se terre non loin de Malaca… – Quelle horreur ! s’écria le Montaginois. Et moi qui croyais que la Castille était un territoire exempt de toutes ces pratiques primitives et malsaines ! (...)
Après un bref coup d’oeil à son compagnon, dont la peau cuivrée avait pris une inquiétante teinte rouge brique, Frédéric, l’empoigna fermement par l’épaule et le propulsa devant lui vers les escaliers, sous les regards terrifiés de l’aubergiste et de ses enfants. Dès qu’ils eurent fermé la porte derrière eux, Lucas s’arracha à la poigne de son ami et se tourna vers lui, les yeux brûlants d’une rage mal contenue. (...)
Elle ne vaut évidemment plus grand-chose ces derniers temps, mais si cela peut vous éviter de nous trahir par votre comportement… – Nous trahir ? répéta Lucas en haussant le ton. Nous trah… Il s’interrompit et baissa la tête, honteux. Je suis désolé, Frédéric. (...)
Et quand je pense à ces monstres qui prétendent agir au nom de l’Eglise, cela me rend fou ! – Je vous comprends, mon jeune ami, répondit gentiment le Montaginois. Mais ce n’est pas en vous jetant sans réfléchir dans la gueule du loup que vous les aiderez ! Vous êtes un homme compétent et vous n’êtes pas dénué d’esprit : ne vous laissez pas submerger par vos émotions ou vous risquerez de tout perdre ! – Très bien, murmura Lucas. Que proposez-vous ? – Pour le moment, je vous suggère de profiter de cette eau tant qu’elle est encore chaude et de passer des vêtements propres. (...)
Ils se prélassèrent un bon quart d’heure dans l’eau chaude, se lavèrent, pansèrent leurs plaies, se changèrent, puis Lucas moucha la chandelle qui les éclairait et se posta à la fenêtre, bras croisés, l’oeil aux aguets. (...)
Le village était calme, éclairé par la douce clarté de la lune. – Je crois que nous irions plus vite à cheval… murmura enfin le jeune homme. Que diriez-vous de profiter du sommeil des inquisiteurs pour nous glisser dans l’écurie et leur subtiliser discrètement leurs montures ? (...)
Leurs chevaux sont des pur-sangs castillians et cela me rend malade de penser qu’ils sont utilisés par ces… – Vous n’avez pas besoin de vous justifier, Lucas. répondit Frédéric, qui s’était allongé sur un lit, bras croisés derrière la tête et avait fermé les paupières. (...)
Et puis, même si ces prêtres sont des ennemis, il m’aurait été pénible de devoir mettre fin à leurs jours de manière mesquine et peu honorable ! – Vous êtes un homme étrange, Frédéric ! – Je sais. ” La guitare émit un dernier cri et les talons de la danseuse claquèrent sèchement sur le sol, en écho aux cymbales, tandis qu’elle s’immobilisait en un dernier déhanchement face à la foule, très droite, le menton fièrement levé, les hanches cambrées dans une posture de défi. (...)
Habitués à tous types de terrains, les étalons ne firent aucune difficulté pour traverser le rio de Dios et ne montrèrent ni faiblesse ni signe de fatigue lorsque les deux compagnons, après avoir traversé les terres fertiles et riches d’Aldana, les engagèrent dans les contreforts escarpés de la sierra de Hierro. A mesure qu’ils approchaient de la terrible chaîne de montagnes, Lucas se faisait plus enjoué, cessant peu à peu de se tourmenter pour sa famille et de fomenter des projets de vengeance à l’encontre de l’Inquisition. (...)
Il se sentait plus libre qu’il n’avait jamais été, les liens étroits qu’il commençait à nouer avec le jeune homme lui faisaient peu à peu oublier les turpitudes de son existence passée et les horreurs de la guerre ne semblaient plus qu’un lointain souvenir. A mesure qu’ils approchaient de Malaca, Lucas devenait plus volubile. Mais jamais, cependant, il ne lui parlait de sa famille, ni de cette mystérieuse magie du feu qui semblait couler dans ses veines. Un soir, enfin, alors qu’ils avaient établi leur campement dans les ruines d’une bergerie construite à même la roche, il se laissa aller à la confidence. – Regardez, Frédéric, murmura-t-il en désignant un point lumineux dans le ciel nocturne. (...)
Mère prétend qu’elle est l’incarnation même du baile – notre danse populaire ! – Elle doit susciter bien des jalousies, alors ! sourit le Montaginois. Et briser bien des coeurs… – Malheureusement, oui ! soupira Lucas. C’est en partie à cause de cela que je crains l’intervention de l’Inquisition sur nos terres. – Je croyais que c’était parce qu’un prêtre vous avait vu pratiquer cette étrange magie lors de la bataille… Domenico, si je me souviens bien. Lucas s’adossa confortablement contre la selle de son cheval et jeta dans le feu un os du lièvre qu’il avait capturé pour leur dîner. – Domenico de Garcia était le cadet d’un ami d’un de mes oncles, Juan. Sa famille n’était pas très riche, mais son père voulait qu’il reçoive un enseignement de spadassin. (...)
Mon oncle le prit sous son aile et Domenico intégra l’école d’escrime de Gallegos. C’est là qu’il rencontra Estrella. Je ne sais comment sont les femmes de votre pays, Frédéric, mais si les Castillianes sont fières, orgueilleuses et passionnées, celles de ma région poussent ces traits à l’extrême. – Et qu’a donc exigé Estrella de ce pauvre garçon ? – Rien, justement ! Elle le considérait comme un cousin, un membre de la famille, rien de plus et cela l’a rendu fou. (...)
– Je ne suis pas certain que les qualificatifs que vous avez employé pour définir les femmes de votre pays ne s’appliquent qu’à elles, cher Lucas ! Domenico me semble quelqu’un d’excessivement impétueux et vous même, mon ami, êtes quelqu’un au tempérament fougueux ! – Il est vrai, reconnut le jeune homme. Il y a un proverbe, chez nous qui dit : Vivez chaque instant comme si c’était le dernier… Et rares sont ceux qui ne s’impliquent pas corps et âme dans ce qu’ils entreprennent ! (...)
Elle lui a expliqué en termes assez colorés ce qu’elle pensait de lui, de ses parents et de ses aïeux et il n’a pu faire autrement que de la défier pour laver l’honneur de sa famille et de son nom. Le duel a achevé de ruiner Domenico. Ce qu’elle a fait… même moi, qui suis son frère, je ne peux que la condamner ! – Au fait, Lucas ! Vous me faites languir à dessein ! – Elle l’a vaincu avec une fourchette, laissa tomber le Castillian d’un ton écoeuré. Une simple fourchette ! Frédéric émit un sifflement admiratif. Cette Estrella était peut-être cruelle, mais du moins faisait-elle preuve d’un raffinement dans l’art d’humilier les gens que n’auraient pas dédaigné les membres d’une cour montaginoise. Et, à la pensée de certains petits bellâtres vaniteux de sa connaissance se dégonflant comme des baudruches en se faisant égratigner par la pointe d’un couvert, il ne put se retenir de pouffer, puis finit par éclater de rire. (...)
– Et comment se fait-il que vous ayez combattu ensemble à El Morro ? – Quelques temps après son départ, je me suis violemment disputé avec Estrella. J’ai préféré m’en aller et comme mon cousin repartait au front, je l’ai accompagné. Domenico était quelqu’un de vivant, joyeux malgré ses défauts, avant cet incident. Mais lorsque je l’ai revu, c’était un homme froid, impassible, qui s’était attaché à certaines personnes proches de l’Inquisition. Voilà, Frédéric. Vous savez tout. Le Montaginois contempla pensivement les derniers branchages, que les flammes mourantes achevaient de consumer et murmura : – Pas exactement tout, Lucas… pas exactement tout. Elle décrivait de lentes arabesques, son corps souple et brillant de sueur se pliait entièrement à sa volonté – à celle de la danse… … Les quinze cavaliers descendirent de cheval en silence. (...)
Ils s’étaient assurés qu’aucun villageois ne chercherait à prévenir les hérétiques : de pieux et vaillants soldats, entièrement dévoués à l’Eglise du Vaticine, étaient demeurés sur place afin de vérifier qu’aucun habitant ne quitterait vivant les lieux… … Les paysages qu’elle imaginait, plongée dans une sorte de transe, avaient l’odeur du vent chaud de l’été et la couleur du feu… … Ils réduisirent un palefrenier au silence, puis pénétrèrent dans l’enceinte de l’hacienda. Et, tandis que quatre d’entre eux faisaient le tour par derrière, les autres se placèrent devant l’entrée… … Un cri terrible, un hurlement d’agonie… La porte vola en éclats. (...)
Un éclair déchira le ciel, illuminant un court instant les silhouettes massives de plusieurs chevaux attachés dans les ombres. “ Ils sont là ! » hurla Lucas. Et, dans un élan désespéré, il talonna sa monture. Celle-ci partit au galop, dévalant à toute allure la pente abrupte qui surmontait l’hacienda. (...)
Celle de Frédéric hennit, rua, enragée de ne pouvoir rattraper l’autre étalon. Les rênes, rendues glissantes par la pluie échappèrent au Montaginois. Ses cris de frayeur se perdirent dans les hurlement du vent, tandis que l’animal se ruait à la suite de son compagnon. (...)
A demi aveuglé par la pluie et la boue, il n’eut d’autre solution que de se cramponner à la crinière… Il vit Lucas foncer droit vers la fenêtre, se ramasser sur sa selle et pénétrer dans la demeure dans un bruit d’éclats. (...)
” hurla-t-il, alors que son cheval franchissait à son tour les vitres brisées. Ils atterrirent sur un homme vêtu de rouge, armé d’une lourde épée. Déséquilibré, Frédéric vida les étriers, roula sur le sol, se releva et dans un mouvement ample, tira ses armes de leurs fourreaux. Autour de lui, le combat faisait rage. Lucas, resté en selle, alternait coups de pistolet et ruades de sa monture, tenant plusieurs hommes à distance. (...)
Il esquiva de peu la pointe acérée d’une lame, se retourna pour faire face à ce nouvel assaillant et écarquilla les yeux de stupeur : un long serpent de feu, né des flammes de la cheminée, avait rampé jusqu’à l’inquisiteur et commençait à s’enrouler autour de ses jambes, enflammant sa robe pourpre comme s’il s’agissait d’une simple feuille de papier. (...)
Frédéric n’eut pas le temps de s’interroger sur la provenance de l’animal : un cri de colère et de désespoir retentit soudain non loin de lui. C’était la voix de Lucas ! Le jeune homme était à terre, à présent, aux côtés d’un corps sans vie qu’il tentait tant bien que mal de protéger des assauts déterminés de quatre prêtres armés. Il ne fallut qu’une seconde au Montaginois pour comprendre la situation : son ami n’ayant plus assez de temps pour recharger son arme, il s’était emparé d’une épée gisant sur le sol, mais ne savait manifestement pas s’en servir. Seul, il n’avait aucune chance et ses ennemis s’en étaient rendus compte. Une table renversée et quelques bancs le séparait du jeune Castillian. Il fallait agir vite. Il avisa un énorme lustre de métal suspendu au plafond, prit son élan, bondit et atterrit près de son compagnon. (...)
– Mère… chuchota le garçon. Mère, je vous en prie, ne partez pas… Je vais vous soigner, vous verrez ! Tout ira bien… – Lucas, mon petit, il est trop tard à présent… Déjà, je ne distingue plus le monde qu’à travers un étrange brouillard… Je suis heureuse de t’avoir revu, mon fils… – Non ! Mère, ne me laissez pas ! s’écria le jeune homme. Que ferai-je sans vous ? Qui m’apprendra à contrôler les flammes, si vous n’êtes plus ! La mourante souleva péniblement les paupières, leva une main tremblante vers Lucas et chuchota, si faiblement que cela en était presque inaudible : – Oublie El Fuego Adentro, Lucas… tu es né pour soigner, mon fils… pas pour détruire… Puis son bras retomba lourdement sur le sol, sa tête roula sur le côté et elle rendit son dernier soupir. Frédéric s’approcha de son ami et posa une main sur son épaule. Lucas leva la tête vers lui, les joues maculées de larmes et s’effondra contre son coeur en sanglotant. Frédéric l’emmena un peu à l’écart, l’assit contre un mur sans cesser de lui murmurer des mots de réconfort. (...)
Soudain, une silhouette se dressa face à eux. Sa voix claqua comme un coup de fouet. – Pourquoi les as-tu ramenés ici, Lucas ? Le jeune homme leva son visage baigné de pleurs vers celui de sa soeur : – Domenico… La magie du feu coule dans mon sang… Il en a profité. Elle hocha la tête, embrassa la pièce d’un regard froid et se dirigea sans hésiter vers l’un des inquisiteurs – peut-être le seul encore vivant parmi tous ceux qui étaient tombés. Elle le prit par le col de sa robe pourpre et colla son front contre le sien. – Domenico. (...)
Si tu t’obstines à garder le silence et à m’injurier, je laisserai vos dépouilles à la merci des vautours qui hantent ces montagnes, je vous jetterai aux chiens sans prière ni sépulture… Alors choisis, mais choisis vite. Le prêtre gémit, puis toussa. Une mousse rosâtre parut au coin de ses lèvres. Il dévisagea Estrella avec mépris mais c’était tout ce qu’il pouvait faire pour marquer son courroux. Elle ne lui laissait pas le choix. (...)
– Très bien, sorcière, je vais parler… Peux-tu me jurer sur l’honneur de ta famille que tu respecteras ta promesse ? – Je le jure. – Domenico a vu Lucas Gallegos de Avila utiliser les dons de Légion pour combattre. Il nous a prévenus et a proposé de nous guider jusqu’à vous… Il disait s’être laissé corrompre par le désir et vouloir réparer sa faute envers le Prophète. (...)
Avant que nous n’ayons pu faire quoi que ce soit, il était emporté par les courants violents du rio de Dios. Qui sait ? Peut-être a-t-il réussi… – Il ne savait pas nager, coupa Estrella. Que Theus vous pardonne, prêtre. Elle se releva et, d’un seul coup d’épée, lui trancha la gorge. (...)
Les hommes qui accompagnaient les inquisiteurs avaient été chassés du village. Une tombe et de brèves prières avaient été données aux morts. La mère de Lucas avait reçu des funérailles dignes de sa condition. Les lamentations et la veillée avaient duré trois jours et trois nuits, puis des pleureuses avaient suivi la lente procession jusqu’au petit mausolée familial en hurlant et en se couvrant le visage de cendres. (...)
Des bénédictions avaient été dites, tandis que la dépouille de la magicienne, couverte de voiles noirs et feu finement tissés, était livré aux flammes d’un bûcher funéraire. Adossé au mur de pierre ocre de l’enceinte de l’hacienda, Frédéric réfléchissait, jouant négligemment avec la dague de son lieutenant. (...)
Il faudrait bien, un jour où l’autre, qu’il se décide à retourner sur le territoire de Montaigne afin de remettre l’objet à Floriane d’Entour. Mais il n’en avait aucune envie. La famille – très étendue au demeurant – de Lucas l’avait accueilli comme un fils parmi eux. C’étaient des gens simples, chaleureux, cultivés et incroyablement plus tolérants que la plupart des Montaginois à l’égard des autres. Alonso de Avila, le père de Lucas, lui en avait expliqué la raison une dizaine de jours plus tôt, au cours d’une des longues discussions qu’ils avaient tous les trois le soir, près du feu : les Gallegos, ainsi que la plupart des familles qui occupaient ce territoire montagneux, étaient eux-mêmes considérés comme des étrangers par les Castillians, en raison de leurs traditions et de leurs croyances, largement héritées des Croissantins, ainsi que de leur mode de vie seminomade et, enfin, de leur réserve envers l’Eglise du Troisième Prophète. Alonso, malgré son attachement pour la Castille, malgré sa colère contre l’armée de l’Empereur de Montaigne, ne voyait pas pour quelle raison il ferait de l’ostracisme envers lui – d’autant plus qu’il les avait aidés au mépris de sa vie. Seule Estrella, pour quelque obscure raison, n’avait pas daigné lui adresser la parole depuis qu’il habitait avec eux. Et, de fait, Frédéric ne s’en formalisait guère : il avait eu sa part d’aventures romanesques et libertines avant de partir sur le front, se savait assez beau parleur pour obtenir sans difficulté les faveurs de la plupart de femmes, qu’elles soient simples servantes, baronnes, ou duchesses mais entreprendre doña Estrella Gallegos de Avila ne l’attirait tout simplement pas – ou plus. Il était las de ce genre de défis, n’avait aucune envie de faire des efforts pour une personne certes belle, mais dont le comportement hautain et cruel l’écoeurait. Elle méprisait ouvertement Lucas, parce qu’il était plus tourné vers les connaissances et les arts que vers les armes et ne comprenait pas qu’il refuse de développer la magie qui s’était spontanément manifestée en lui : pour elle, c’était faire preuve de faiblesse. Devenue matriarche de sa famille, chargée de donner du travail aux hommes et de gérer le bon fonctionnement de l’administration de leurs terres et de leurs troupeaux, elle était devenue en peu de temps encore plus froide et arrogante qu’avant – si cela était possible. Cependant, même si Frédéric n’appréciait pas la jeune femme, il était d’accord avec elle sur un point : il ne comprenait pas pourquoi son jeune ami ne voulait pas travailler El Fuego Adentro, ou, du moins, essayer d’en comprendre les fondements, afin de pouvoir les contrôler. Et, il devait bien l’admettre, l’insistance dont il faisait montre auprès de son ami était en grande partie poussée par la curiosité Comme beaucoup de Montaginois, ses connaissances occultes se limitaient aux pouvoirs de Porté développés par certains nobles ou aux terribles capacités des sorcières de la destinée. Il savait également qu’en Avalon s’était réveillée une antique forme de magie mais ne s’y était pas intéressé. Mais cette capacité liée au feu… Une voix singulièrement douce le tira de ses pensées : – Pouvez-vous m’accorder quelques minutes ? Il leva la tête. doña Estrella se tenait devant lui, mais, contrairement à son habitude, elle n’était pas vêtue d’un sombrero, d’une chemise et d’un pantalon moulant de cuir et de hautes cuissardes noires – tenue typiquement masculine qu’elle affectionnait. Elle portait une robe de couleur claire, largement décolletée, qui mettait en valeur ses formes généreuses et sa peau brune. Ses cheveux épais cascadaient librement dans son dos et elle n’affichait pas son ordinaire moue dédaigneuse. (...)
– Mon temps est vôtre, ma Dame, répondit Frédéric d’une voix suave. Et que me vaut l’honneur de votre présence à mes côtés ? – Je vous en prie, monsieur. Ne vous moquez pas. Ce que j’ai à vous dire est important… – Je n’en doute pas un seul instant! (...)
Il répondit par un sourire charmeur et fut assez surpris de voir ses joues rosir délicatement. – Mon frère m’inquiète énormément, monsieur. – Tiens donc ? Et je suppose que c’est pour cela que vous le traitez moins bien que votre bétail ! attaqua le Montaginois. Don Lucas n’est effectivement pas au mieux de sa forme en ce moment, mais je crois que la mort d’une mère qu’il adorait n’y est pas étrangère, pas plus d’ailleurs que les souffrances morales que vous vous complaisez à lui infliger, ma Dame ! Les mâchoires de la Castillane se crispèrent imperceptiblement. (...)
Vous aurez donc mon avis, qu’il vous plaise ou non. Il se redressa un peu, rejeta une mèche de cheveux en arrière et continua, les yeux rivés à ceux d’Estrella : – Vous êtes une personne cruelle et trop gâtée. Vous ignorez la tendresse, la compassion et la seule chose qui vous importe est que tout fonctionne selon vos désirs et votre volonté. (...)
Votre mère est morte parce qu’un jour, vous avez humilié un pauvre gosse qui vous aimait jusqu’à en devenir fou, au lieu de l’éconduire gentiment. Votre frère est malheureux parce que vous n’admettez pas qu’il soit différent de vous. Vous ne respectez pas ce qu’il est : vous ne voyez en lui qu’un ranchero raté et une source potentielle de puissance. (...)
S’il ne veut pas utiliser ses pouvoirs, c’est qu’il a de bonnes raisons… Oh, je pense comme vous, au fond : tant qu’il n’aura pas compris que refuser de pratiquer la magie peut être aussi périlleux que son utilisation, il sera pour tous un danger. J’ai vu une manifestation spontanée d’El Fuego Adentro, je connais les dégâts que cela peut provoquer. (...)
Mais il a besoin de temps, de temps et de l’affection d’une soeur. Alors, si donner un peu de vous-même est quelque chose qui vous est impossible, doña Estrella, du moins essayez de ne pas faire du mal à ceux qui ne le méritent pas. La Castilliane avait écouté sans mot dire, pâlissant à mesure qu’il continuait son discours. (...)
Quand il eut terminé, elle lui fit une brève révérence et avec un calme que seul le tremblement imperceptible de ses lèvres trahissait, répondit : – Je vous remercie de vos avis précieux, monsieur. Soyez assuré que je ne les oublierai pas. Puis elle tourna les talons et s’éloigna, très droite, en direction de l’hacienda. (...)
Frédéric fut contraint d’admettre en son for intérieur qu’il ne s’attendait pas à une réaction si digne. – Aujourd’hui, vous vous êtes fait une ennemie implacable. Le Montaginois tourna la tête. Lucas était là, tenant un cheval par les rênes. – Je revenais de promenade, expliqua le garçon. Et je vous ai entendus discuter. (...)
Mais ma soeur ne vous pardonnera jamais l’offense que vous lui avez faite. – Ne vous inquiétez pas pour cela, Lucas. Je cultive l’art de me faire détester depuis ma plus tendre enfance. J’ai l’habitude. – Pensez-vous vraiment qu’il soit indispensable que je développe mes dons ? – Certes, oui. Ou, du moins, que vous les compreniez. Je ne suis pas sorcier moi-même, mais votre magie est bien plus dangereuse que celle de mon peuple. Un Montaginois qui refuse de pratiquer la magie du sang sera peut-être méprisé par certains nobles, mais il risque beaucoup moins qu’un adepte du feu non éduqué… Ou, du moins, il ne fait pas encourir de danger à ceux qui l’entourent. Souvenez-vous de ce qui s’est passé à El Morro ! Le reste de l’après-midi se déroula calmement. Lorsque la nuit tomba, la famille se réunit comme à l’accoutumée dans le patio de l’hacienda, Alonso assis sur son vieux fauteuil d’osier, entouré de son frère, de son fils et de ses neveux, tandis que des servantes apportaient des rafraîchissements. Pedro, l’un des plus jeunes cousins de Lucas, avait apporté sa guitare et jouait un vieil air populaire, accompagné de la voix suave de sa fiancée. Son père, Claudio, un géant fait tout en muscles, eut un sourire rêveur et se tourna vers Estrella, qui s’était installée sur un tabouret et aiguisait négligemment sa rapière. – Tu devrais danser pour nous, ce soir. (...)
La soirée est belle… et je crois que notre ami de Montaigne n’a pas encore eu l’occasion de voir ce qu’était un vrai flamenco. Estrella leva la tête et fixa un instant Frédéric, une lueur étrange dans les yeux : – Cela vous plairait-il, Monsieur ? – J’en serai ravi, répondit posément celui-ci. Votre frère m’a assuré que vous étiez la meilleure bailadorra du pays… Elle hocha lentement la tête, se leva et disparut dans la demeure. Lucas la suivit longuement des yeux, d’un air perplexe. La danse d’Estrella était presque aussi dangereuse que la lame de son épée – et au moins aussi dévastatrice. Par prudence, il se rapprocha de son ami et, se penchant vers lui, lui chuchota, dans le creux de son oreille : – Prenez garde, Frédéric. (...)
Je ne sais pas ce qu’elle prépare, mais cela ne me dit rien qui vaille. – Votre soeur est très jolie, repartit le Montaginois sur le même ton, et sûrement très dangereuse. Mais je ne pense pas qu’une danse suffise à me faire succomber… Il se trompait. Car le spectacle que lui offrit Estrella dépassait tout ce qu’il avait eu l’occasion de voir jusqu’à présent, dans son périple à travers la Castille. (...)
Alors, au son d’une mélodie au phrasé sinueux et exotique, elle commença à se déhancher, tournant sur elle-même comme un serpent, en une succession de gestes lascifs, d’une sensualité presque insoutenable. Fasciné, Frédéric entendit à peine Lucas murmurer : – La zarabanda vient de l’Empire du Croissant de Lune. Elle a été interdite par l’Eglise du Vaticine… jugée indécente. (...)
Indécente… C’était en effet l’un des adjectifs qui convenaient le mieux à ces pas gracieux, ces postures déliées et langoureuses, ces contorsions suggestives qui réveillaient en lui un désir violent, animal. Lorsque la Zarabanda s’acheva, Estrella se laissa tomber sur le sol comme une poupée de chiffon, la main tendue vers le ciel comme dans une supplique. (...)
Frédéric ne put s’empêcher d’applaudir à tout rompre les prouesses de la jeune femme, ovation qui fut reprise par l’ensemble de la famille. Les joues rouges, les yeux brillants, Estrella se tourna vers lui avec un sourire éblouissant. – Alors ? – Magnifique ! répondit-il, sans trop savoir si ce compliment s’adressait à sa manière de danser ou à elle-même. (...)
Ses hôtes semblaient avoir retrouvé une bonne humeur et une joie de vivre dont ils ne départirent plus. Et, contrairement à ce que Lucas lui avait dit, Estrella ne semblait pas avoir de ressentiment envers lui En fait, son attitude avait changé du tout au tout : elle semblait avoir réfléchi à ce qu’il lui avait reproché lors de leur entrevue et décidé de modifier son comportement en tenant compte de ses remarques. Elle se montrait beaucoup plus souple envers les autres et faisait apparemment des efforts pour se rapprocher de son petit frère, s’intéresser à lui et le soutenir. Frédéric, lui, se sentait irrésistiblement attiré par la belle Castilliane, étonné lui-même de ressentir autre chose que du simple désir pour cette femme… Son étalon gris rouanné s’était arrêté au sommet d’un col encastré entre deux hautes montagnes rouges et grises. Estrella aimait cet endroit, sauvage et loin de toute présence humaine, qui lui permettait d’embrasser la vallée d’un seul regard. (...)
Ses yeux se posèrent sur la petite tache ocre de l’hacienda familiale. Il devait être là, discutant gaiement avec son père, son frère et ses cousins… Elle essuya rageusement une larme qui roulait doucement sur sa joue. Frédéric de Montsange allait payer pour ce qu’il avait fait. (...)
Il l’avait mortellement insultée – elle lui rendrait au centuple ce qu’il lui avait infligé. Même si cela devait lui briser le coeur. Même si par orgueil elle allait sacrifier le second homme qu’elle ait jamais aimé. Lucas et Frédéric discutaient, assis au bord de la fontaine qui ornait le centre du patio. C’était la fin de l’après-midi et le soleil déclinant illuminait les montagnes d’un éclat rose orangé. – Je dois repartir chez moi, Lucas. Cela fait déjà trop longtemps que j’abuse de votre hospitalité. – Ne serait-ce pas lié à ma soeur ? demanda le jeune homme. – Il est vrai que doña Estrella ne me laisse pas indifférent. Elle peut être charmante lorsqu’elle s’en donne la peine… Mais, non. Là n’est pas la question, mon ami. (...)
Quand bien même un fort sentiment m’attacherait à votre soeur, je devrais m’en aller. – Vous aurait-elle pris dans ses filets, Frédéric ? murmura le Castillian en souriant. Je vous avais pourtant prévenu qu’elle était dangereuse… – Vous m’aviez dit qu’elle me haïrait pour ce que je lui avais fait. (...)
– Je ferai attention. Ils demeurèrent silencieux un long moment. – Pourquoi voulez-vous nous quitter ? reprit Lucas. – Cet objet, expliqua le Montaginois en tirant la dague de son fourreau, appartenait à mon lieutenant Un cadeau de sa Dame. Il est de mon devoir de gentilhomme de le lui rapporter. (...)
– J’aurais tant aimé que vous demeuriez parmi nous ! Et j’aurais tant besoin de vos conseils ! – Pourquoi donc ? – La magie, Frédéric ! J’ai décidé d’apprendre à l’utiliser. J’ai bien réfléchi et je pense que ma soeur et vous avez raison. Refuser d’assumer ce potentiel est encore plus périlleux que de l’utiliser, ou du moins le comprendre. Mais je ne sais par où commencer ! – Je ne suis pas un sorcier, Lucas. Je ne pourrai pas vous aider… – Moi, je connais quelqu’un qui en a les capacités. C’était la voix d’Estrella. Aucun d’entre eux ne l’avait entendue arriver, le son des sabots de son cheval avait été étouffé par la terre souple de l’hacienda. (...)
Elle approcha l’animal de la fontaine, afin qu’il puisse s’y abreuver, se passa de l’eau sur le visage et s’accroupit face à eux, les yeux rivés à ceux du Montaginois. – Si je vous indiquais approximativement l’endroit où l’on peut le trouver, accepteriez-vous d’y accompagner mon frère avant de retourner en Montaigne, Monsieur ? Je ne puis malheureusement me déplacer là-bas – j’ai trop de responsabilités, ici… – Où est-ce ? – Sur le territoire de Torres ou de Zepeda – peut-être près de San Juan. (...)
J’ai vu brûler des femmes et des enfants, j’ai vu de valeureux soldats tenter de sauver leurs familles et y laisser leur vie, périssant à leur tour dans le brasier allumé sur l’ordre du Boucher… Oui, doña Estrella. J’y étais et je n’ai rien pu faire. – Pardonnez-moi, Monsieur. Je ne voulais pas raviver en vous une ancienne blessure. C’est juste que… la région n’est pas sûre et la personne à laquelle je pense arpentait ces terres. Mais, sans aller jusqu’à cette funeste cité, peut-être… – Qui est cette personne ? interrogea Lucas avec curiosité. – Un homme nommé Lorenzo. Un homme dont les pouvoirs de sorciers se sont manifestés de façon spontanée, à ce que l’on m’a affirmé ; un peu comme les tiens, mais de manière plus puissante. Avant la guerre, il se faisait appeler “ El Malvado ”, ce qui signifie “ malicieux ” ou “ mauvais ” en argot, en raison de ses conquêtes féminines et des innombrables coeurs qu’il a brisés… Ce sobriquet lui est resté, je crois. Lucas contempla sa soeur pensivement, sourcils à demi froncés en une moue dubitative. – J’ai vaguement entendu parler de cette personne. Mais ne dit-on pas qu’il est devenu fou lors du massacre de San Juan ? Qu’il y a perdu sa raison ? – J’ai bien connu El Malvado, lorsque, il y a quelques années, je suis allée à San Augustin. (...)
Je l’ai côtoyé suffisamment longtemps pour découvrir certaines choses à son propos et je doute qu’il soit devenu fou. C’était un homme fier, doué d’une forte volonté. Même s’il a beaucoup perdu là-bas, cela ne l’aura probablement pas affecté au point d’altérer sa conscience. (...)
lui demanda-t-elle en lui tendant les rênes de l’étalon. Puis elle disparut à l’intérieur de la demeure. – Tout cela me semble assez étrange, murmura Lucas. Il y a cinq ans, environ, elle s’est rendue dans les terres de la famille Zepeda, une sorte de compétition, si je me souviens bien. (...)
Elle venait de passer au statut de maître d’armes et avait été chargée de représenter l’école d’escrime de Gallegos. Elle ne m’avait jamais parlé de cet homme auparavant… – Vous êtes son frère, Lucas. Et vous étiez probablement trop jeune à l’époque pour comprendre ce genre de choses. – Vous croyez que… Le retour d’Estrella mit fin à leur conversation. Dans sa main, elle tenait une aumônière de soie écarlate frappée du sceau de la famille Zepeda dans sa main. – C’est sa signature. (...)
Quand reviendrait-il dans ces montagnes, chez ces personnes dont il se sentait plus proche que des siens – même si cela n’était pas très difficile… Il ne se souvenait pas qu’il y ai véritablement eu un quelconque esprit de famille, chez lui – à part peut-être occasionnellement lors d’événements solennels… Une main douce et timide se posa sur son épaule. – Doña Estrella ! Vous ne dansez pas, ce soir ? – Je n’ai pas de partenaire, répondit-elle simplement. Que diriezvous d’une promenade, Frédéric ? Le temps est beau, ce soir. Le Montaginois réprima un mouvement de surprise, puis répondit, d’un ton qui se voulait léger mais laissait transparaître quelque trouble : – Mais ne serait-ce point inconvenant de nous éclipser, vous et moi, seuls et sans chaperon ? (...)
Ils s’éloignèrent peu à peu de l’enceinte de la propriété et s’engagèrent sur un petit sentier qui grimpait le long de la paroi rocheuse. Le coeur du Montaginois battait un peu plus vite à chaque pas qui l’éloignait de la sécurité du ranch. Peut-être Lucas avait-il raison, après tout. Peut-être allait-elle chercher à se venger. Une simple chute dans la montagne et il en serait fini de lui. A moins qu’elle ne décide de le transpercer de la pointe de son épée. (...)
Jusqu’à ce qu’il les trouve et accomplisse une fois de plus son oeuvre de mort. Elle avait menti à son frère : El Malvado avait en partie perdu la raison. Depuis la prise de San Juan, il arpentait inlassablement les territoires conquis pour venger par le feu la morts des siens. Il était recherché par de nombreuses personnes – c’était comme cela, parce qu’un jour, quelqu’un était venu l’interroger au sujet de son ancien amant, qu’elle avait appris ce qui s’était passé, là-bas. La souffrance de cet homme lui permettrait d’assouvir sa vengeance. Cette fois, elle laissa les larmes rouler sur son visage. (...)