Voyage au Centre de la Terre
sur Les Ludopathes
Contient : maison (34), dieu (6)(...) I Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint précipitamment vers sa petitemaisonsituée au numéro 19 de Königstrasse, l'une des plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg. (...)
Aussi je me préparais à regagner prudemment ma petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria sur ses gonds ; de grands pieds firent craquer l'escalier de bois, et le maître de lamaison, traversant la salle à manger, se précipita aussitôt dans son cabinet de travail. Mais, pendant ce rapide passage, il avait jeté dans un coin sa canne à tête de casse-noisettes, sur la table son large chapeau à poils rebroussés, et à son neveu ces paroles retentissantes : « Axel, suis-moi ! (...)
Quand j'aurai ajouté que mon oncle faisait des enjambées mathématiques d'une demi-toise, et si je dis qu'en marchant il tenait ses poings solidement fermés, signe d'un tempérament impétueux, on le connaîtra assez pour ne pas se montrer friand de sa compagnie. Il demeurait dans sa petitemaisonde Königstrasse, une habitation moitié bois, moitié brique, à pignon dentelé ; elle donnait sur l'un de ces canaux sinueux qui se croisent au milieu du plus ancien quartier de Hambourg que l'incendie de 1842 a heureusement respecté. La vieillemaisonpenchait un peu, il est vrai, et tendait le ventre aux passants ; elle portait son toit incliné sur l'oreille, comme la casquette d'un étudiant de la Tugendbund ; l'aplomb de ses lignes laissait à désirer ; mais, en somme, elle se tenait bien, grâce à un vieil orme vigoureusement encastré dans la façade, qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs à travers les vitraux des fenêtres. Mon oncle ne laissait pas d'être riche pour un professeur allemand. Lamaisonlui appartenait en toute propriété, contenant et contenu. Le contenu, c'était sa filleule Graüben, jeune Virlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. (...)
Et ces métaux, depuis le fer jusqu'à l'or, dont la valeur relative disparaissait devant l'égalité absolue des spécimens scientifiques ! Et toutes ces pierres qui eussent suffi à reconstruire lamaisonde Königstrasse, même avec une belle chambre de plus, dont je me serais si bien arrangé ! Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais guère à ces merveilles. (...)
« Les runes, reprit-il, étaient des caractères d'écriture usités autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent inventés par Odin lui-même ! Mais regarde donc, admire donc, impie, ces types qui sont sortis de l'imagination d'undieu! » Ma foi, faute de réplique, j'allais me prosterner, genre de réponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle a l'avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident vint détourner le cours de la conversation. (...)
s'écria Marthe en accourant au bruit de la porte de la rue qui, violemment refermée, venait d'ébranler lamaisontout entière. - Oui ! répondis-je, complètement parti ! - Eh bien ! et son dîner ?fit la vieille servante. (...)
- Comment ? dit Marthe en joignant les mains. - Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans lamaison! Mon oncle Lidenbrock nous met tous à la diète jusqu'au moment où il aura déchiffré un vieux grimoire qui est absolument indéchiffrable ! (...)
La vieille servante, sérieusement alarmée, retourna dans sa cuisine en gémissant. Quand je fus seul, l'idée me vint d'aller tout conter à Graüben. Mais comment quitter lamaison? Le professeur pouvait rentrer d'un instant à l'autre. Et s'il m'appelait ? Et s'il voulait recommencer ce travail logogryphique, qu'on eût vainement proposé au vieil Oedipe ! (...)
Mais j'avais compté sans un incident qui se produisit à quelques heures de là. Lorsque la bonne Marthe voulut sortir de lamaisonpour se rendre au marché, elle trouva la porte close ; la grosse clef manquait à la serrure. Qui l'avait ôtée ? (...)
En effet, il y a quelques années, à l'époque où mon oncle travaillait à sa grande classification minéralogique, il demeura quarante-huit heures sans manger, et toute samaisondut se conformer à cette diète scientifique. Pour mon compte, j'y gagnai des crampes d'estomac fort peu récréatives chez un garçon d'un naturel assez vorace. (...)
Marthe prenait cela très au sérieux et se désolait, la bonne femme. Quant à moi, l'impossibilité de quitter lamaisonme préoccupait davantage et pour cause. On me comprend bien. Mon oncle travaillait toujours ; son imagination se perdait dans le monde idéal des combinaisons ; il vivait loin de la terre, et véritablement en dehors des besoins terrestres. (...)
Vers midi, la faim m'aiguillonna sérieusement ; Marthe, très innocemment, avait dévoré la veille les provisions du gardemanger ; il ne restait plus rien à lamaison, Cependant je tins bon. J'y mettais une sorte de point d'honneur. Deux heures sonnèrent. Cela devenait ridicule, intolérable même. (...)
Je cherchais donc une entrée en matière, pas trop brusque, quand le professeur se leva, mit son chapeau et se prépara à sortir. Quoi, quitter lamaison, et nous enfermer encore ! Jamais. « Mon oncle ! » dis-je. Il ne parut pas m'entendre. « Mon oncle Lidenbrock ! (...)
« Après tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin et, d'ici là, bien des événements se passeront qui guériront mon oncle de sa manie de voyager sous terre. » La nuit était venue quand nous arrivâmes à lamaisonde Königstrasse. Je m'attendais à trouver la demeure tranquille, mon oncle couché suivant son habitude et la bonne Marthe donnant à la salle à manger le dernier coup de plumeau du soir. (...)
Je remontai dans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches de l'escalier, je m'élançai à sa suite. En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Graüben « les rênes » de samaison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces lèvres. (...)
A force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie au fond de laquelle s'élève la petite ville, de parcourir les bois touffus qui lui donnent l'apparence d'un nid dans un faisceau de branches, d'admirer les villas pourvues chacune de leur petitemaisonde bain froid, enfin de courir et de maugréer, nous atteignîmes dix heures du soir. Les tourbillons de la fumée de l'Ellenora se développaient dans le ciel ; le pont tremblotait sous les frissonnements de la chaudière ; nous étions à bord et propriétaires de deux couchettes étagées dans l'unique chambre du bateau. (...)
» s'écria-t-il. Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui ressemblait à un hôpital. « C'est unemaisonde fous, dit un de nos compagnons de voyage. » « Bon, pensai-je, voilà un établissement où nous devrions finir nos jours ! (...)
Ce fut, en effet, le seul personnage avec lequel je pus m'entretenir pendant mon séjour en Islande. Sur trois chambres dont se composait samaison, cet excellent homme en mit deux à notre disposition, et bientôt nous y fûmes installés avec nos bagages, dont la quantité étonna un peu les habitants de Reykjawik. (...)
Vers le milieu de la rue non commerçante, je trouvai le cimetière public enclos d'un mur en terre, et dans lequel la place ne manquait pas. Puis, en quelques enjambées, j'arrivai à lamaisondu gouverneur, une masure comparée à l'hôtel de ville de Hambourg, un palais auprès des huttes de la population islandaise. (...)
Les femmes, à figure triste et résignée, d'un type assez agréable, mais sans expression, étaient vêtues d'un corsage et d'une jupe de « vadmel » sombre : filles, elles portaient sur leurs cheveux tressés en guirlandes un petit bonnet de tricot brun ; mariées, elles entouraient leur tête d'un mouchoir de couleur, surmonté d'un cimier de toile blanche. Après une bonne promenade, lorsque je rentrai dans lamaisonde M. Fridriksson, mon oncle s'y trouvait déjà en compagnie de son hôte. X Le dîner était prêt ; il fut dévoré avec avidité par le professeur Lidenbrock, dont la diète forcée du bord avait changé l'estomac en un gouffre profond. (...)
Deux heures après avoir quitté Reykjawik, nous arrivions au bourg de Gufunes, appelé « Aoalkirkja » ou Eglise principale. Il 5Maisondu paysan islandais. n'offrait rien de remarquable. Quelques maisons seulement. A peine de quoi faire un hameau de l'Allemagne. (...)
Néanmoins la température s'était abaissée ; j'avais froid, et surtout faim. Bienvenu fut le « böer » qui s'ouvrit hospitalièrement pour nous recevoir. C'était lamaisond'un paysan, mais, en fait d'hospitalité, elle valait celle d'un roi. A notre arrivée, le maître vint nous tendre la main, et, sans plus de cérémonie, il nous fit signe de le suivre. (...)
Un passage long, étroit, obscur, donnait accès dans cette habitation construite en poutres à peine équarries et permettait d'arriver à chacune des chambres ; celles-ci étaient au nombre de quatre : la cuisine, l'atelier de tissage, la « badstofa », chambre à coucher de la famille, et, la meilleure entre toutes, la chambre des étrangers. Mon oncle, à la taille duquel on n'avait pas songé en bâtissant lamaison, ne manqua pas de donner trois ou quatre fois de la tête contre les saillies du plafond. On nous introduisit dans notre chambre, sorte de grande salle avec un sol de terre battue et éclairée d'une fenêtre dont les vitres étaient faites de membranes de mouton assez peu transparentes. (...)
La literie se composait de fourrage sec jeté dans deux cadres de bois peints en rouge et ornés de sentences islandaises. Je ne m'attendais pas à ce confortable ; seulement, il régnait dans cettemaisonune forte odeur de poisson sec, de viande macérée et de lait aigre dont mon odorat se trouvait assez mal. (...)
Hans nous y avait conduits avec intelligence, et je me rassurais un peu en songeant qu'il devait nous accompagner encore. En arrivant à la porte de lamaisondu recteur, simple cabane basse, ni plus belle, ni plus confortable que ses voisines, je vis un homme en train de ferrer un cheval, le marteau à la main, et le tablier de cuir aux reins. (...)
Je craignais qu'elle ne vînt offrir aux voyageurs le baiser islandais ; mais il n'en fut rien, et même elle mit assez peu de bonne grâce à nous introduire dans samaison. La chambre des étrangers me parut être la plus mauvaise du presbytère, étroite, sale et infecte. (...)
Mais cet adieu prit la forme inattendue d'une note formidable, où l'on comptait jusqu'à l'air de lamaisonpastorale, air infect, j'ose le dire. Ce digne couple nous rançonnait comme un aubergiste suisse et portait à un beau prix son hospitalité surfaite. (...)
Axel, qu'en dis-tu ? s'écria mon oncle en se frottant les mains. As-tu jamais passé une nuit plus paisible dans notremaisonde Königstrasse ? Plus de bruit de charrettes, plus de cris de marchands, plus de vociférations de bateliers ! (...)
» Pendant que je parlais ainsi, mon oncle évitait de me regarder ; il baissait la tête ; ses yeux fuyaient les miens. « Il faut revenir, m'écriai-je, et reprendre le chemin du Sneffels. QueDieunous donne la force de remonter jusqu'au sommet du cratère ! - Revenir ! fit mon oncle, comme s'il répondait plutôt à lui qu'à moi-même. (...)
» En dépit de mon irritation, je fus ému de ces paroles et de la violence que se faisait mon oncle pour tenir un pareil langage. « Eh bien ! m'écriai-je, qu'il soit fait comme vous le désirez, et queDieurécompense votre énergie surhumaine. Vous n'avez plus que quelques heures à tenter le sort. En route ! (...)
J'essayai de ramener mes idées aux choses de la terre. C'est à peine si je pus y parvenir. Hambourg, lamaisonde Königstrasse, ma pauvre Graüben, tout ce monde sous lequel je m'égarais, passa rapidement devant mon souvenir effaré. (...)
Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma mère que je n'avais connue qu'au temps des baisers, revinrent à ma mémoire. Je recourus à la prière, quelque peu de droits que j'eusse d'être entendu duDieuauquel je m'adressais si tard, et je l'implorai avec ferveur. Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et je pus concentrer sur ma situation toutes les forces de mon intelligence. (...)
Cette surprenante conversation faite au travers de la masse terrestre, échangée à plus d'une lieue de distance, se termina sur ces paroles d'espoir ! Je fis une prière de reconnaissance àDieu, car il m'avait conduit parmi ces immensités sombres au seul point peut-être où la voix de mes compagnons pouvait me parvenir. (...)
Cet effrayant véhicule me transporta ainsi jusque dans les bras de mon oncle, où je tombai sanglant, inanimé. « Véritablement, me dit-il, il est étonnant que tu ne te sois pas tué mille fois. Mais, pourDieu! ne nous séparons plus, car nous risquerions de ne jamais nous revoir. » « Ne nous séparons plus ! (...)
Il était d'une gaieté terrible. « Eh bien, mon garçon, s'écria-t-il, as-tu bien dormi ? » N'eût-on pas dit que nous étions dans lamaisonde Königstrasse, que je descendais tranquillement pour déjeuner et que mon mariage avec la pauvre Graüben allait s'accomplir ce jour même ? (...)
Pour mon compte, mes pensées n'étaient faites que de souvenirs, et ceux-ci me ramenaient à la surface de ce globe que je n'aurais jamais dû quitter. Lamaisonde Königstrasse, ma pauvre Graüben, la bonne Marthe, passèrent comme des visions devant mes yeux, et, dans les grondements lugubres qui couraient à travers le massif, je croyais surprendre le bruit des cités de la terre. (...)
- Que dis-tu ? - Voyez ! ses pôles sont changés. - Changés ! » Mon oncle regarda, compara, et fit trembler lamaisonpar un bond superbe. Quelle lumière éclairait à la fois son esprit et le mien ! « Ainsi donc, s'écria-t-il, dès qu'il retrouva la parole, après notre arrivée au cap Saknussemm, l'aiguille de cette damnée boussole marquait le sud au lieu du nord ? (...)
» A partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants, et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise, abdiquant sa position de pupille, prit rang dans lamaisonde Königstrasse en la double qualité de nièce et d'épouse. Inutile d'ajouter que son oncle fut l'illustre professeur Otto Lidenbrock, membre correspondant de toutes les sociétés scientifiques, géographiques et minéralogiques des cinq parties du monde. (...)Jules Verne. Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits ». I - Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint précipitamment vers sa petite maison située au numéro 19 de Königstrasse, l'une des plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg. La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car le dîner commençait à peine à chanter sur le fourneau de la cuisine. « Bon, me dis-je, s'il a faim, mon oncle, qui est le plus impatient des ...